79. La dernière semaine

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Une semaine, c'est long et court à la fois. Particulièrement interminable quand on la passe seul à souffrir dans son coin, mais bien trop brève quand on sait qu'elle précède le départ de l'être aimé.

Pour Kilian, ce fut tout simplement la pire semaine de toute sa vie. La plus insupportable, la plus cruelle. L'annonce du départ précipité d'Aaron l'avait traumatisé à un point inimaginable. Même s'il n'avait que quinze ans et que cela fait partie des choses naturelles à cet âge, il ne l'acceptait pas. Les quelques cent cinquante kilomètres qui le sépareraient bientôt de l'amour de sa vie étaient son Pacifique à lui, un océan infranchissable quand on ne possède qu'un vélo et un skateboard pour se déplacer. Bien sûr, ce n'était pas si loin que ça et, bien entendu, ils pourraient se voir de temps en temps. Mais c'était bien là le problème, le blondinet était devenu dépendant de son amoureux. Pas un instant sans qu'il ne pense à sa peau blanche, douce et sucrée, à ses petites mèches merveilleusement lices et soyeuses, à son visage d'ange sorti tout droit d'un conte de fée, et surtout, à sa gentillesse, à son esprit, à sa culture et à sa personnalité hors du commun. Il ne l'aimait pas par hasard.

Le lundi, Kilian maudit son foutu brun, incapable de raisonner ses parents ni de trouver un plan B pour assurer l'avenir de leur couple, lui qui était pourtant si intelligent et imaginatif. Le mardi, il conspua son propre frère et sa tante qui refusèrent qu'il aille s'installer en Suisse avec son camarade. Le mercredi, il honnit le père de son amour qui était seul responsable de son malheur en lui arrachant des bras son trésor. Le jeudi, il abomina toute la classe qui cherchait à le raisonner au lieu de l'aider à trouver une solution pour éviter cette séparation. Le vendredi, il abhorra Dieu, la société et le monde entier, tous complices de l'injustice qu'était la vie. Le samedi enfin, il se détesta lui-même pour avoir gâché sa dernière semaine de bonheur à grommeler plutôt qu'à aimer. Pourquoi diable sa bêtise l'avait-elle empêché de passer le peu de temps qu'il lui restait à la place qu'il jugeait être la sienne, dans les bras d'Aaron ?

Ce dernier baissait la tête et faisait profil bas. Lui aussi particulièrement détruit par la fatalité, il avait cependant décidé d'être mature pour deux. Il comprenait Kilian et ne lui en voulait pas, c'était naturel. Il savait depuis longtemps que son père n'attendait qu'une seule chose, repartir en mission à l'étranger. Cette éventualité était une fatalité à laquelle il ne pouvait échapper, même s'il avait tout fait pour se persuader du contraire. Sa grande chance fut que la mutation n'était pas trop éloignée du Rhône, à la demande de sa mère qui n'en pouvait plus des pays exotiques. Mais un seul kilomètre est un kilomètre de trop s'il vous sépare de l'être aimé. Pire, Aaron culpabilisait. Comment tenir sa promesse de toujours protéger sa petite tête blonde s'il n'était pas à ses côtés ? Définitivement, le jeune brun se haïssait. Constater son impuissance était quelque chose de bien trop cruel à son jeune âge. Et même s'il multiplia les SMS d'excuse et de déclaration d'amour, il ne chercha pas à reparler à Kilian en tête à tête avant son départ. Peut-être les choses étaient mieux ainsi. Au moins, il ouvrait la cage aux oiseaux afin que son petit canari puisse voler dans les airs sans la moindre entrave, fût-ce au prix de sa peine.

Le jour du grand départ arriva et le blondinet s'enferma dans sa chambre pour ne pas avoir à subir ça, même si son camarade l'avait supplié de passer lui dire au revoir. Cela lui était bien trop douloureux et il préféra passer la matinée à pleurer dans son lit.

« Kilian, on peut discuter s'il te plait ? »

Cédric s'était approché du sommier de son jeune frère. Le voir dans un tel état lui déchirait le cœur, mais il avait des choses à lui dire, des choses que lui seul pouvait dire. Kilian n'osa pas refuser et grommela un timide « oui » le nez dans son oreiller.

« Écoute Kili, je sais que tu es malheureux et que tu souffres, je te comprends tout à fait, mais ce n'est pas la fin du monde, il ne déménage pas si loin que ça, vous pourrez toujours vous voir de temps en temps. Et puis, avec internet aujourd'hui, vous risquez de vous parler encore plus que quand vous étiez dans le même collège. Vous allez avoir plein de choses à vous raconter. Je t'en supplie, c'est horrible de te voir comme ça ! Et surtout, tu as le brevet là, tu dois te ressaisir, c'est important ! »

Subitement, le jeune collégien se redressa sur ses genoux. Furibond, et le visage ferme, colérique, rouge et particulièrement humide, il cria le fond de sa pensée à son ainé :

« Parce que tu crois que mon histoire, ça parle du collège ou du brevet ? Si jamais un taré écrit ma biographie et si d'autres encore plus cinglés la lisent, tu penses qu'ils se demanderont si j'avais des bonnes notes et si j'ai eu ce diplôme à la con qui ne sert à rien ? Je l'aime putain, tu comprends ça ? J'ai tout accepté pour lui, je me suis accepté moi-même, j'ai accepté ces putains d'étiquettes, j'ai accepté qu'on me traite d'homo... Je me suis battu pour pouvoir enfin être heureux et quand enfin je le suis, on me l'enlève, comme ça, comme si de rien n'était ! C'est injuste, c'est trop injuste, j'peux pas l'accepter. Et le pire, c'est pas qu'Aaron s'en aille ou qu'il dise que ce n'est pas bien pour moi si on reste en couple en étant séparés par la distance. Le pire, c'est qu'il a raison sur toute la ligne et que je suis qu'un abruti qui a gâché notre dernière semaine à refuser de le reconnaitre. J'ai été injuste et méchant avec lui, je suis un salaud, j'le mérite pas et j'viens de le prouver. Je suis malheureux Ced, t'imagines pas à quel point je suis malheureux. Je n'aurais jamais dû m'énerver contre lui, c'est la pire chose que j'ai faite de ma vie. J'aimerais tellement lui demander pardon... »

Cédric n'avait pas besoin de se l'imaginer. Tout ça, il ne le savait que trop bien. Tendrement, il serra contre lui le candide blondinet au cœur brisé.

« Je sais Kili, je suis désolé. Tu as eu la chance de le connaitre et je suis persuadé qu'il trouvera un moyen pour très vite se rapprocher de toi. Il n'est pas simplement têtu ou obstiné. Quand il est question de toi, c'est un vrai acharné ! Fais-lui confiance. Et pour lui demander pardon, il n'est pas encore trop tard. Si tu te dépêches, tu peux le choper avant qu'il ne parte. Va le voir Kilian, sinon, tu passeras ton temps à le regretter... »

La vérité ne sort pas que de la bouche des enfants. Un cœur pur et aimant arrivera toujours à la retranscrire. Sans réfléchir, Kilian se jeta hors de sa chambre, enfila sa paire de baskets et se lança dans un sprint effréné dans la rue. Il faisait spécialement beau, le soleil était à son zénith et l'air était particulièrement agréable. Simplement vêtu d'un t-shirt vert pomme, l'adolescent courait la course de sa vie, celle dont l'adversaire était lui-même. Tel une tornade, il renversa tout sur son passage. Le garçon aux yeux verts manqua même de faire trébucher une vieille dame et d'écraser son caniche, mais il ne prit ni le temps de se retourner, ni de s'excuser. Autour de lui, c'était comme si le monde entier n'existait plus et comme si le temps s'était arrêté. Son cœur battait jusqu'à faire exploser sa poitrine sans même qu'il ne s'en rende compte. Son cerveau était passé en mode automatique, oxygéné au minimum pour laisser plus d'énergie à ses mollets. Après avoir parcouru tout le chemin sans avoir à réfléchir une seule seconde, il arriva enfin devant la cour du loft puis, le bras tendu en avant, il cria à gorge déployée :

« Aaron ! »

À genoux sur le gravier, Kilian pleurait à la vue du camion de déménagement qui s'en allait au loin et tourna à droite au coin de la rue avant de disparaitre à jamais. À même le sol, il gémissait effondré.

« C'est injuste, c'est trop injuste. Pourquoi ? Aaron... Reviens, s'il te plait... Je t'aime... »

Son camarade ne pouvait plus l'entendre et c'était sans doute ce qui brisait le plus son cœur meurtri d'adolescent. Alors que son esprit s'évadait ailleurs entre le désespoir et la tristesse, le blondinet sentit une main sur son épaule. Elle était chaude et lourde. Il se retourna. C'était la logeuse. Toujours aussi ridée, elle affichait un large sourire apaisant tout en lui tendant une enveloppe.

« Tiens Kilian, c'est pour toi. C'est une lettre de la part d'Aaron. Juste avant de partir, il me l'a remise pour toi, il savait que tu viendrais. »

Ce qu'il aimaitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant