Chapitre 27

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Pour cette nuit, la salle de jeux a été aménagée comme un studio de fortune pour nous cinq.

Les couffins du milieu sont poussés plus vers les côtés pour pouvoir aligner des matelas les uns à la suite des autres. Il y a une kitchenette à l'autre bout et une table en granite polie incrustée au mur, sur laquelle trône des boîtes de pizzas éventrées et quelques bouteilles de limonade.

Ioane et Haru font une partie de Playstation et je les entends s'injurier depuis le balcon. Je crois que de toute la villa, ce sont ces deux pièces que j'aime le plus chez Blanca : la salle de jeux et son balcon. En fait, cet endroit a accueilli presque toute la promotion tour à tour, il est comme un QG pour se vider l'esprit, même si personne ne l'a décrit de manière aussi solennelle. Cet endroit est symbolique.

— C'est en quel honneur ?

Blanca me rejoint contre la rambarde. En plein milieu de la ville, je suis parfois déçu de ne pas pouvoir voir les étoiles. Mais la vue sur le jardin reste jolie. Elle se colle à moi et pose sa tête sur mon épaule. Elle a toujours son air jovial, mais elle tempère son caractère qui d'ordinaire va dans tous les sens.

— J'ai pensé que c'était mieux ça, plutôt que de rester chez toi à ressasser tout ça.

Parfois j'ai du mal à savoir à quoi elle pense. Je sais qu'elle est sensible et réfléchie, mais pour beaucoup, même parfois pour moi-même, elle ne s'attarde pas sur la philosophie profonde de la vie. Elle va où le vent la mène et y pense après.

Puis dans ces moments, je me dis qu'en fait, elle observe plus qu'elle ne le laisse paraître.

J'entends encore quelques cris contenus et à travers la baie vitrée, Matthew éclate de rire depuis le sofa en velours. Il se laisse glisser contre le matelas quand Haru en bondit en faisant la gueule, lançant un regard assassin à Ioane. Ils se sont beaucoup rapprochés. Ioane est quelqu'un qui n'est jamais contre les plans que nous lançons même quand ils se font à hue et à dia. C'est un peu décontenançant quand de nature il est posé et calme. Il écoute plus qu'il ne parle, et j'en viens à me demander si Haru et Matthew se sont confiés à lui sur des choses que je ne les laisse pas me partager.

J'avoue que parfois, j'ai un peu peur qu'on s'ouvre trop à moi. J'ai un peu peur qu'on me confie des secrets et des mémoires. Et pourtant, j'ai quand même envie d'être présent pour les gens qui comptent pour moi.

— Mme Guildman nous a fait une proposition, poursuit Blanca.

Je l'écoute détacher ses mots, un à un. Je ne l'interromps pas même quand la baie vitrée coulisse pour laisser Haru rejoindre l'air frais du soir.

— Demain matin on enterrera une capsule dans l'arrière-cour, avec chacun un mot d'adieu pour Selvi. Tout le monde n'est pas obligé de le faire, mais je pense que ça te ferait du bien, de lui dire au revoir.

Elle passe sa main dans mes cheveux et me sourit, avant de rentrer. Quand je me redresse, Haru est de l'autre côté de la rambarde avec sa musique dans les oreilles. Je crois qu'il ne voulait pas qu'on pense qu'il nous espionnait, mais je suis presque sûr qu'il a capté l'essentiel de ce qu'elle m'a dit.

Je me glisse à côté de lui et lui prends un écouteur. Il tourne la tête, son regard me sourit même si sa bouche reste droite. C'est une douceur qui me rend patraque.

Ses chansons passent d'une cover de Smells Like Teen Spirit à une ballade plus douce d'Ed Sheeran, pour ensuite dériver sur une musique sans paroles où se mélangent flute irlandaise, saltimbanques et quelque chose que j'assimilerai à une harpe. Même dans ses goûts musicaux, il me perd.

J'ouvre la bouche pour lui parler, mais les paroles de Blanca traversent mon esprit et me font chavirer.

— Faut que je fasse un truc.

— Ouais.

Il l'a déjà compris.

Je le délaisse pour retourner à l'intérieur. J'avance vers mon sac et cherche une feuille et un stylo. Les autres ne font pas attention à mes gestes, mais je sens Haru avoir un œil de côté sur ce que je fais, quand il revient pour s'installer de nouveau avec eux. Ils lancent un film sur le vidéoprojecteur. La pièce devient plus sombre, mais ce n'est pas grave.

Je repousse les cartons de pizza et prends place sur l'un des tabourets. J'observe le papier blanc et vide, puis, sans vraiment savoir où je vais, je commence à écrire.

Je salue Selvi.

Je salue la Selvi de dix ans, qui est arrivée à l'académie sans connaître un mot d'anglais, avec qui nous avons passé toute la première semaine à parler avec les mains et les pieds.

Je lui rappelle la Selvi de milieu de collège, qui avait un groupe d'amis aussi lumineux qu'elle. Je partage les moments où nous nous perdions de vue, puis les retrouvailles inattendues à certaines sorties scolaires. Nous n'étions pas très proches, parce que nous n'avions pas toujours l'occasion de traîner ensemble.

« Tu sais ce que tu veux faire après le lycée ? »

Je décris la Selvi de première, quand nous avons réalisé que nous partagions la plupart de nos cours. Je me remémore nos vœux d'orientation et la discussion que nous avons eu pendant des heures. C'était ça, ma relation avec elle : des conversations qui n'en finissent jamais, puis des semaines entières où nous nous parlons à peine.

Il y a des moments où j'ai l'impression qu'elle n'était qu'une inconnue.

Et d'autres, plus violents, où je crois avoir perdu quelqu'un qui m'était cher.

Une amertume se propage sur ma langue et d'un coup, j'ai la gorge douloureuse. Je dois me pencher sur les mots, les relisant, les répétant même du bout des lèvres. Je me demande quand était la dernière fois où j'ai prononcé son nom.

Je dis au revoir à Selvi.

La Selvi de dix-sept ans qui est partie du lycée un 23 février gris et sombre, un sourire aux lèvres. Nous venions de recevoir les résultats de nos tests d'orientation.

« Hé Rei, t'as vu ça ? On est compatibles pour la même fac ! »

Je ne sais pas si elle me manque.

Mais je me souviens qu'elle était comme une lumière, un repère. Je me souviens de ces fois où les doutes m'envahissaient, et où elle me prenait la main.

« N'aie jamais peur de te jeter dans le vide »

Je baisse les yeux sur le point final, un « merci » tremblant qui condense des années à graviter dans et autour de la vie de l'autre. Je signe en mon nom.

Et, silencieusement, je commence à pleurer.

Oops, my badOù les histoires vivent. Découvrez maintenant