ESMANTIUM

Chapitre 55

Plume crème, plume crème,

Un pétale sur tes lèvres

Actrices, joute des coraux.

Malheureusement pour moi, le Diamant n'a effectivement pas à s'en faire. Après avoir traversé un ou deux champs en riant à gorge déployée, nous débouchons sur la clairière et nos voix se taisent immédiatement, comme pour profiter de la solennité du moment.

Si le manoir est resté le même durant mes absences, ce n'est pas le cas de la prairie. Les brins d'herbe teintés de glace ont laissé place à des fleurs des prés couleur lavande.

La stèle, elle, est de nouveau camouflée, mais le manque de végétation environnante me suffit pour la trouver. Nous devons nous y prendre à deux pour la déblayer. Racines, ronces et saletés en tous genres ont mystérieusement recouvert la dalle.

Une fois qu'elle a retrouvé fière allure, je m'assieds dessus et fais signe à Gauthier de me rejoindre. La froideur de la pierre ne me surprend pas, contrairement à lui. Il bondit presque en rencontrant le sol.

— Voilà, c'est là que j'ai reçu mes pouvoirs.

— Incroyable...

Ce n'est pas vraiment la réaction que j'attendais, mais je m'en contente – pour l'instant.

— Quoi ?

— Est-ce que tu sens tous les flux qui passent ici ?

— À vrai dire, je n'y ai jamais vraiment prêté attention.

Il faut dire que la première fois que je m'y suis rendue, tout ce à quoi j'étais capable d'associer le mot « magie » c'était Charmed, Harry Potter et Sabrina l'apprentie sorcière. Rien qui ne m'ait appris à détecter des ondes surnaturelles !

— Donne-moi ta main.

Je m'exécute et capte une émission de chaleur. Mes yeux se ferment pour mieux percevoir l'énergie, et tout me renvoie au phénomène qui s'est produit lors de la formation de mon tatouage.

Quand mes mains deviennent moites, je décale mon bras libre de quelques centimètres. À cet instant, une violente brûlure se propage dans mon corps, de mon poignet jusqu'au bout de mes orteils. Gauthier aussi doit la ressentir puisqu'il pousse un cri aussi terrifiant et glaçant que le mien.

Mes paupières se soulèvent juste au bon moment pour voir mon croissant de lune arborer une teinte blanchâtre, et non noire comme elle l'est habituellement. Le contour rouge du dessin demeure pourtant.

En jetant un coup d'œil au Diamant, je constate que le sien est rouge, mais toujours cerclé de blanc. Une demi-seconde plus tard, nos tatouages reprennent leurs couleurs respectives.

Mon ami se tourne vers moi, interdit. Pour ma part, je cache tant bien que mal ma nervosité en enlevant de l'herbe par petites touffes.

Nous restons silencieux pendant de longues minutes durant lesquelles chacun essaye de donner du sens à ce qu'il vient de vivre. Je poursuis mon activité jusqu'à défricher toute la terre autour de moi. L'exercice fonctionne parfaitement, et l'incident s'éloigne peu à peu de mes pensées.

Gauthier se frotte les mains avant de se lancer, tout aussi perturbé :

— Tu veux que je te montre une petite invention ?

— C'est-à-dire ?

Mieux vaut s'attendre à tout, avec lui.

— Tu verras, c'est une surprise. Tu as des bougies ?

— Tu me sous-estimes ! m'écrié-je en feignant d'être agacée. C'est l'attirail élémentaire de toute sorcière qui se respecte !

Joignant le geste à la parole, je sors des blocs de cire de mon sac.

Lorsqu'ils sont allumés – sans briquet, bien sûr –, une irrésistible odeur de cacao emplit l'air.

— On sent les gourmands... remarque Gauthier, non sans sourire. C'est bien, ça rendra notre expérience plus concrète !

— Si je comprends bien, tu es en train de me dire que tu vas te servir de moi comme cobaye, c'est ça ?

— Si on veut, oui.

— Et... je suis obligée ?

— Est-ce que je t'ai donné le choix ?

Je lui fais signe que non.

— Tends tes mains devant toi et concentre-toi sur la chaleur des bougies.

Sans avoir besoin d'ouvrir mon troisième œil, je devine que le jeune homme a approché ses paumes à quelques millimètres des miennes en sentant un fort courant magnétique qui passe successivement de son corps au mien.

Depuis le début de la soirée – et même au-delà –, j'ai le sentiment qu'il existe une connexion, un lien spécial entre nous. À chaque fois qu'on emploie la magie, le fil se resserre davantage et il est de plus en plus difficile de s'en détacher.

Gauthier me murmure à l'oreille, me tirant de mes pensées :

— Prête ?

Je lui réponds dans un souffle.

Il plaque ses paumes contre les miennes, et une décharge électrique me parcourt de la tête aux pieds. La douleur est telle que j'agrippe ses mains le plus fort possible.

Je suis bientôt plongée dans une pièce aux teintes orange et marron. Dans une chambre d'enfant, réalisé-je un instant plus tard. Elle semble pourtant dépourvue de jouets.

En poursuivant mon observation, je remarque un petit garçon gisant dans un coin, replié sur lui-même. Je m'approche et lui demande de la voix la plus douce qui soit :

— Qu'est-ce que tu as ?

J'ai seulement le droit à des sanglots étouffés en retour.

— Pourquoi tu pleures ?

— Elle... elle est partie... sanglote-t-il.

— Qui ça ?

— Rubis.

S'il n'avait pas caché ses yeux derrière ses mains, il m'aurait sans doute vue pâlir. Devenir livide, même.

J'ai l'impression de recevoir un coup de poignard dans le dos. Mon prénom.

Et à coup sûr, ce n'est pas une coïncidence. Rassemblant mes esprits, je poursuis mon interrogatoire en m'efforçant de rester naturelle.

— Et pourquoi elle est partie, Rubis ?

Même à moi, mes paroles sonnent horriblement faux.

— Je... je lui ai fait du mal, et maintenant elle ne veut plus me voir.

Je vais pour lui répondre, lorsque quelqu'un frappe à la porte. Le garçon se recroqueville encore davantage sur lui-même, ne laissant rien transparaître d'autre que sa tignasse brune et ses petits bras cachant son visage.

La seconde suivante, Aaron entre dans la chambre.

 On dirait que Rubis a encore eu une vision... Qui est ce petit garçon ? 🥹

Et qu'est-ce qu'Aaron vient faire là ?  🔮