ESMANTIUM

Chapitre 60

Ses paroles me font l'effet d'une bombe, référence implicite au choc que j'ai reçu en début d'année. Madame Jacolot a-t-elle quelque chose à voir là-dedans ? Ou est-ce un détail de plus à mettre sur le compte de ma paranoïa ?

« Tu t'es brûlé les ailes, petit oiseau. »

Je plonge le nez dans mes bouquins pour empêcher mon cerveau de faire davantage de liens.

Liens parfaitement incohérents, qui plus est.

Ma première lecture est on ne peut plus intéressante. Le Guide d'une sorcière m'apprend que deux âmes sœurs se rencontrent toujours dans des circonstances incertaines. Leur affection mutuelle commence à s'installer après le premier contact de leurs deux croissants de lune, mais ce rapprochement n'est pas définitif : il doit se sceller par une cérémonie au cours de laquelle les deux êtres attirés se retrouvent dans un endroit sacré pour y passer la nuit. Ils s'accrochent l'un à l'autre sur le sol, dans un cercle préalablement dessiné. Au petit matin, une fois le temps écoulé, les partenaires sont étroitement liés, à la fois par leurs pouvoirs, mais aussi par leur relation. Magie et passion sont les maîtres mots de ce phénomène particulier.

Être asservi à l'autre pendant le restant de ses jours... C'est ça, l'amour ?

Ce n'est pas un peu démodé, comme concept ?

💎💎💎

Je trouve de nouveaux éléments sur le sujet pendant une heure encore, jusqu'à ce qu'Aloïs m'interrompe :

— Décidément, quelle bosseuse ! T'es prête ?

Sa présence me rassure un peu, moi qui suis anxieuse à l'idée de retrouver Gauthier après ce que je viens d'apprendre. Et puis, j'ai peur que son état se soit aggravé...

Ce sentiment d'inquiétude ne me quitte pas lorsque j'arrive à l'infirmerie et découvre la petite mine d'une Acacia résolument inquiète pour son patient.

— Nous sommes quasiment sûrs qu'on l'a forcé à consommer un élixir d'instabilité. En fonction de sa concentration, il provoque différents maux à plus ou moins long terme.

— Gauthier n'en aurait pas pris de lui-même, si ?

— Je ne pense pas. Il est très difficile de s'en procurer, et celui qu'il a ingurgité semble très condensé. À mon avis, il en a pour quelques jours...

— C'est-à-dire ? s'enquiert Aloïs, tout aussi perdu que moi.

— Comme vous l'avez vu en cours, un élixir est plus fort qu'une potion. Ses effets sont donc plus puissants, notamment sur la durée. Votre ami risque de délirer et de passer d'un état à un autre pendant encore un moment.

— Et on ne peut rien faire pour l'aider ?

— Pour raccourcir le temps d'action d'une telle mixture, il faut que son créateur utilise un contre-sort pour inverser l'élixir, mais dans le cas de Gauthier, ça semble compliqué...

Le regard d'Aloïs et le mien convergent vers le Diamant allongé au fond de la pièce – et visiblement très mal en point. Avant même que je formule ma pensée, mon camarade lance :

— Il ne nous reste plus qu'à trouver qui lui a fait ça !

Mais sans aucune piste, hormis un maigre soupçon sur Aaron pour ma part, toute enquête s'avère impossible à réaliser.

L'après-midi, nous décidons donc de reprendre nos recherches sur les âmes sœurs, démunis face à cette situation. La bibliothèque est quasiment vide, si bien que je peux employer le même stratagème qu'au matin pour consulter les ouvrages, sans risquer une nouvelle remarque déplacée de la part de Madame Jacolot.

Après avoir feuilleté pas moins de cinq livres, je tombe enfin sur une formulation qui m'interpelle :

« Les âmes sœurs sont complémentaires. Elles se soignent, se protègent et s'aiment l'une et l'autre. »

Immédiatement, une idée complètement hallucinante se fraye un chemin dans mes pensées. Si je posais mon poignet contre celui de Gauthier, que se passerait-il ? Après tout, ce serait une façon de savoir si nous avons vraiment un lien. Ça permettrait de le soulager, à défaut de le soigner.

Qui ne tente rien n'a rien, comme on dit.

💎💎💎

Le reste de la journée est encore et toujours consacré aux recherches. Je ressors de la bibliothèque après avoir écumé la majeure partie des rayonnages, prête à me rendre à l'infirmerie.

Par chance, il n'y a personne pour surveiller le patient lorsque j'entre – Acacia doit être en pause. Il faut que je me dépêche d'agir avant que quelqu'un me surprenne.

Je m'approche de Gauthier en essayant d'ignorer son délire et pose délicatement ma main gauche sur sa paume droite, attachant ainsi nos croissants de lune deux à deux. Mon autre poing serre mon rubis de toutes ses forces. Mes yeux se ferment, et j'essaie de me laisser gagner par le calme reposant de la pièce.

Une fois détendue, je me concentre sur le poignet du Diamant, cherchant une quelconque douleur invisible à faire disparaître. Il presse ma main et, galvanisée par sa réaction, je plaque encore davantage ma peau contre la sienne.

Je ne sais pas si c'est dû à ses pouvoirs, mais quand je suis à ses côtés, je me sens plus forte. Je suis même étonnée de ne ressentir aucune brûlure, percevant seulement le flux de magie habituel. Je réitère l'essai plusieurs fois, jusqu'à entendre une voix familière chuchoter à mon oreille :

— Logiquement, c'est au chevalier de réveiller sa princesse. Pas l'inverse.

Ravie de voir mes efforts récompensés, je m'esclaffe discrètement en lui répondant :

— Contente de te retrouver, partenaire !

— Ne m'appelle plus comme ça... Ça fait trop agence d'espionnage.

— J'accepte, mais seulement si toi aussi tu n'utilises plus de surnoms débiles, du genre « Aurore ».

Il acquiesce, faisant le deuil de ses « Belle au bois dormant » et « princesse » à répétition, avant de reprendre d'un ton plus sérieux :

— Comment tu as fait ?

— Mystère et boule de gomme ! éludé-je en m'installant près de lui, heureuse et soulagée de retrouver mon Gauthier.

— Dis-moi !

— Chacun a le droit de garder ses petits secrets, non ?

Surtout quand ce « chacun » a bien du mal à les interpréter...

Une interprétation à donner au « secret » de Rubis ? 😄 

Que pensez-vous de cette histoire d'élixir ? Vous croyez que quelqu'un a... empoisonné Gauthier ? 😲