La condamnation

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Ce matin-là, au réfectoire de l'internat, Erwan avait l'estomac tellement serré que manger était inenvisageable. Les rumeurs se confirmaient au fil du temps, on disait que le nouveau arriverait demain peut-être, après-demain au plus tard. Il n'avait toujours pas trouvé quoi lui dire pour lui faire comprendre qu'il n'était pas juste ce que l'on racontait de lui. Comment lui montrer qu'il pouvait être autre chose que le type qu'on pousse dans les escaliers en espérant le voir dégringoler jusqu'en bas ? Au moins il trouvait, au plus il se disait qu'il devait mériter tout ça. Si même lui ne trouvait pas le moindre argument en sa faveur, c'était qu'il ne devait pas y en avoir. Cette pensée était comme un coup de poignard en plein ventre. Elle le laissait faible, tremblant et fiévreux. Il s'en rendait malade.

Lors d'un de ses cours, un surveillant passa le chercher, expliquant la situation au professeur d'un laconique "Convoqué chez le directeur". Erwan le suivit, c'était le moment de vérité. Peut-être qu'ils allaient le mettre à la porte sans plus de considérations. Ce serait abusif. Mais du fin fond de son angoisse, le jeune homme craignait que le personnel d'administration ne se sente pleinement légitime en le faisant. Est-ce que la haine allait jusque là ? Sans doute pas. Il était plus surement convoqué pour qu'on lui explique la situation et qu'on lui demande de ne pas faire n'importe quoi avec le nouveau venu.

Devant le bureau du directeur, il y avait une rangée de chaises dont une, déjà occupé par Raphaël, un autre élève. Le pion lui demanda d'attendre là. Il s'installa tout au bout de la rangée, aussi loin que possible de celui qui représentait l'archétype de l'élève inquiétant à ses yeux. Raphaël remua vaguement sur son siège, il devait pourtant avoir l'habitude de ces convocations. C'était un absentéiste endurci et occasionnellement un fauteur de trouble. Rien d'étonnant à ce qu'il soit là.

Vingt minutes. C'est le temps qu'il passa à se tordre nerveusement les doigts, tout en cherchant à ne pas regarder le jeune homme à côté de lui. Ils ne furent pas invités à rentrer. C'était comme si on les avait oublié là. Est-ce qu'un élève normal aurait ouvert la conversation ? C'était la question que se posait intérieurement Erwan, tout en étant incapable de le faire. Peut-être qu'il aurait du dire : "Tu es là pour quoi toi ?", mais il ne pouvait pas vraiment répondre à cette question lui-même.

Le directeur, monsieur Sanders, ouvrit la porte le faisant sursauter. Monsieur Sanders resta là à les fixer tous les deux un instant. Face à lui, il y avait un jeune homme pâlot, maigrichon mais avec de bons résultats. Quand à l'autre, il l'avait convoqué un bon nombre de fois dans l'année, le prévenant qu'il risquait une punition à la hauteur de ses manquements. Ça n'avait pas suffit, à présent, il allait sévir d'une façon tristement originale. Quand il fit rentrer Erwan dans son bureau, il se surprit d'une pensée : "Pourvu que je ne me trompe pas." Il se ressaisit, après tout, il était dans son bon droit et les parents ne poseraient pas de problèmes. Alors, il fit rentrer le second élève tout en le priant d'enlever ses écouteurs.

Erwan s'était raidi en se rendant compte qu'ils étaient tous les deux convoqués ensemble. Il détailla un instant l'autre jeune homme, même s'il le connaissait déjà de vue. Raphaël. Des piercings venaient entourer sa lèvre inférieure. Deux, de chaque côté. Un autre au niveau de son arcade et un paquet supplémentaire venait agrémenter ses oreilles. Tout ça, ce n'était rien. Le problème c'était son regard noir, à peine ouvert, qu'il utilisait pour fixer les gens. Tout à son observation, il ne se rendit pas immédiatement compte que le directeur était en train de parler. Quand il se concentra sur lui, il l'entendit expliquer l'arrivée d'un nouvel élève et les dispositions particulières que cela allait imposer.

- Nous avons choisi de faire d'une pierre deux coups.

C'est là qu'Erwan comprit qu'on ne lui épargnerait rien. Il attendit que Raphaël à côté de lui se plaigne, qu'il explose, peu importe, qu'il réagisse. Après tout, d'après ce que disait le directeur, il était sanctionné. La punition ? Erwan. Voilà tout ce qu'il valait, tout ce dont il était capable, punir par sa simple présence. Et lui qui espérait se faire un ami ! Risible, n'est-ce pas ? Même le directeur l'avait compris. Il n'était qu'un poids. Raphaël dormirait dans sa chambre à ce jour et ils profiteraient des temps communs à l'internat mais également lors des heures d'études pour faire du soutien scolaire. Raphaël devait obtenir des meilleures notes. Il avait la chance d'avoir un excellent élève à disposition pour l'y aider. Et blablabla. Le directeur continua, comme si c'était normal, juste ou sain ... Comme si Raphaël n'allait pas le massacrer. Comme si ce n'était pas dangereux. Erwan avait envie de hurler. Il méritait mieux que ça.

- Vous vous installerez ce soir. Le nouvel élève prendra votre place dès demain. J'espère que cet arrangement vous convient à tous les deux ?

Erwan resta silencieux, trop conscient qu'il n'avait aucun choix. Une longue seconde passa, puis ce fut Raphaël qui répondit d'une voix lasse.

- Peu importe.

Sans attendre une réponse ou quoique ce soit d'autres, il enfonça ses écouteurs dans ses oreilles et tourna les talons. Erwan tremblait. Il attendit sagement que le directeur lui dise de partir. Il ne répondit jamais à la question tant ça semblait évident. Il n'avait pas envie de quitter la sécurité -toute relative- de ce bureau. Raphaël était là dehors, de méchante humeur et tout ça, parce qu'il était qui il était. Le paria aux bonnes notes. Alors non, cet arrangement ne lui convenait absolument pas, mais ils n'avaient pas voix au chapitre malheureusement. Il n'avait qu'à se taire et à subir, comme d'habitude.

Quand il fut renvoyé en cours, Raphaël n'était plus dans les couloirs. Il rentra en classe malgré le flot de messe basse. Tout le monde se demandait pourquoi il avait été convoqué. On l'appelait ici et là "la pleureuse" en le soupçonnant d'être allé se plaindre -pour des raisons obscures et injustes bien entendu-. Erwan n'y prit pas garde. Des phrases avaient été dites et elles lui nouaient l'estomac aussi bien que la gorge, le laissant au bord de la nausée. Il tremblait d'avance en pensant à la soirée à venir. Est-ce que Raphaël allait obéir et transvaser ses affaires jusque dans la chambre ? Ils allaient vraiment dormir dans la même pièce ?

Erwan ne pourrait plus rentrer pour s'effondrer d'une journée trop impitoyable. Il ne pourrait plus se recroqueviller derrière la porte en attendant que son cœur ne se calme. Il ne pourrait plus pleurer dans son oreiller. Il allait devoir apprendre à vivre ainsi sans possibilité de répit. Et puis son espoir de se faire un ami grâce au nouveau venu ? Risible et déjà envolé. Il devait se souvenir que tout ça, ce n'était pas pour lui.

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant