Il y avait quelques zones qu'Erwan traversait sans trop de réticences lorsqu'il devait obligatoirement se déplacer. Il avait par exemple tendance à emprunter le passage pour les fauteuils roulants qui, très ironiquement, faisait un immense détour pour arriver sur le côté du bâtiment. Personne ne passait par ici pour plusieurs raisons, déjà parce qu'il s'agissait de contourner quasiment l'ensemble du lycée et ensuite parce que ça supposait de passer à milieu des bâtiments dédiés au personnel. Le directeur avait son bureau par ici. Le secrétariat avait une entrée par la cour, mais leurs fenêtres donnaient vers ce chemin. C'était étrangement exposé et à l'occasion, on pouvait demander aux élèves qui passaient par ici ce qu'ils faisaient là exactement. Erwan était trop rapide pour se faire attraper et les adultes ne le blessaient jamais autant que Rebecca et les autres. Alors, c'était un bon compromis, une bonne zone de retraite.
La cour était une zone dangereuse bien que relativement vaste, seul les abords de certains bâtiments pouvaient être véritablement inquiétants. Malheureusement, il ne pouvait pas juste rester dehors et attendre. Dans le bâtiment où il passait le plus clair de son temps, il avait trouvé une entrée dérobée. Elle était censée être destinée uniquement au personnel, mais la porte fermée mal quand elle n'était pas verrouillée à clé, alors, il se glissait par là. Parfois, il y croisait des fumeurs, mais ils étaient pressés et surtout, c'était très rare.
C'était ses passages les plus sûrs, une fois arrivé là, il y avait un angle délicat puis c'était les couloirs de sa section. Il n'était pas vraiment à l'abri, mais ils faisaient partie des gens les plus tranquilles qu'il puisse croiser. Une partie d'entre eux rêvassaient, encore portés par leur dernier joint, d'autres s'amusaient à divers jeux idiots. À l'occasion, les professeurs soufflaient qu'ils n'en pouvaient plus et que plus rien ne pourraient les étonner. C'était le genre de couloir où l'on pouvait croiser des bulles de savons, un mono-cycle ou des élèves déguisés. Cela avait toujours été ainsi et peut-être que chaque classe tentait à sa manière d'égaler ses aînés. Ici, il n'était qu'une bizarrerie parmi de nombreuses autres. Il passait presque inaperçu bien qu'il ne parvienne pas à s'intégrer pour autant.
Après les zones sûres, il y avait les zones dangereuses, bien plus nombreuses. Chaque entrée officielle de bâtiment, tous les halls et autres préaux. Tout ce qui permettait de s'abriter de la pluie en règle générale pouvait présenter sa part d'angoisse. Il fallait y rajouter le bâtiment principal et la cour qui s'étendait au-delà, vers la grande porte qui lui permettait de s'évader de cet enfer chaque vendredi après-midi. Et puis, il y avait certains couloirs.
Dans son propre bâtiment, il ne s'éloignait jamais des couloirs relativement sûrs de sa section. Pour aller à l'atelier, il devait rentrer dans son bâtiment, mais à l'angle de tous les dangers, au lieu de bifurquer vers une relative sécurité, il devait aller de l'autre côté. Là, c'était des terres hostiles. Ce n'était pas le domaine de Rebecca, assurément, mais c'était sans doute celui de Raphaël et de ses amis. Il n'osait pas traverser leurs couloirs, alors comment franchir la porte de l'atelier ? Il sentait déjà tous les regards qui se poseraient sur lui s'il venait à le faire.
Est-ce que vraiment il tenait à rester là, planqué, à attendre qu'on vienne le chercher ? Erwan repassait les pour et les contre sans oser avancer. Est-ce que poser un lapin à ces garçons, ce ne serait pas pire que d'y aller ? Il devait avoir hésité trop longtemps, car il vit Raphaël arriver dans sa direction. Il avançait lentement, les mains enfoncées dans ses poches et l'air pensif. Au moins, il n'avait pas l'air furieux. Timidement, Erwan se décala de son mur pour quitter sa cachette sommaire et que l'autre le voit. Ils s'observèrent un moment en silence, puis, Raphaël parla. Ce n'était que des mots. Peut-être qu'en se répétant suffisamment de fois que ce n'était que des mots, il parviendrait mieux à les encaisser. Peut-être pas. Ce n'était que de l'incompréhension après tout, n'est-ce pas ? Il disait :
- Sérieusement, tu vas jouer à ça ? Le mec timide ? C'est ridicule. Ramène-toi.
Sans attendre davantage, Raphaël s'était éloigné et Erwan, aussi silencieux qu'une souris, s'était mis à le suivre. Si Raphaël le guidait, il ne risquait sans doute rien. S'il était assez près pour que les autres comprennent clairement qu'ils marchaient ensemble, personne ne viendrait le pousser contre un mur, personne ne viendrait lui murmurer la moindre menace, personne ne viendrait le blesser un peu plus. Ils avançaient vite. Erwan tremblait. Il n'avait pas envie d'y aller.
Est-ce que Raphaël accepterait de le ramener ? Sans doute pas. Surement pas même, mais chaque chose en son temps, il devait déjà gérer l'instant présent. Les portes de l'atelier s'ouvrirent, le vacarme qui rugissait souvent à l'intérieur ne retentissait pas. C'était une heure commune pour bosser sur leurs projets. Beaucoup d'autres étudiants de sa section étaient déjà là. Lui, c'était la première fois qu'il rentrait dans l'atelier.
Il fut immédiatement surpris par la taille des machines. Elles étaient énormes. Pleines de rouleaux et de boutons. Les pots d'encres s'accumulaient par endroits et dans l'air, il flottait une odeur étrange. Il faillit se faire distancer, mais il se rappela vite qu'il n'avait pas intérêt à laisser Raphaël s'éloigner.
- Ah, tu l'as trouvé., souffla Nathaniel, visiblement soulagé.
- Ouais, j't'avais dit qu'il jouerait au con., lui répondit Raphaël sur un ton qui laissait paraître tout l'ennui qu'il ressentait.Zach et Sacha étaient là eux aussi. Le groupe était assis sur des tables et quelques chaises. Ils n'avaient pas l'air studieux, mais dans leurs dos, les documents techniques s'accumulaient. Un simple coup d'œil permit à Erwan de comprendre que cela allait être compliqué, vraiment très compliqué. Un autre regard lui apprit que Sarah avait rejoint une autre équipe. Elle avait sans doute lâché le projet.
Sans un mot, il avança jusqu'aux documents et observa ce qui était sorti. Il laissa ses doigts douloureux passer sur les différents types de papiers qui s'étalaient ici. Les difficultés proposées pouvaient se résumer en quelques mots, mais Erwan comprit rapidement qu'il n'y arriverait pas. Ce n'était pas que c'était impossible ou même d'une incroyable difficulté. Simplement, il allait devoir apprendre une technique qu'il ne connaissait pas pour faire une partie du projet et le temps de conception que cela allait lui demander était tout simplement incompatible avec le temps qu'ils avaient devant eux. Ce projet était chouette, rigolo, dynamique, original, mais il aurait fallu qu'il s'y mette dès le premier jour. Il inspira difficilement, comment leur dire : "non" ou même simplement : "je ne peux pas" ?
Il se sentait perdu au beau milieu de l'imprimerie.
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La poésie de l'encre
RomanceIl y a Solitude, d'un blanc éclatant, elle ne se laisse pas oublier. Elle a noué ses grands bras comme des voiles autour de ses épaules. Il y a Silence, il a l'habitude de passer inaperçu, mais un jour ou l'autre, il deviendra assourdissant. Il y a...