Bonus : phobie

327 51 1
                                    


Bonus : phobie

Depuis deux heures, Raphaël et Erwan étaient autour de leur projet, comparant leurs ébauches et cherchant à établir une ambiance correcte. La jaquette du cd devait retranscrire cette impression si particulière qui ressortait de l'album et des paroles des chansons. Sombre, austère, angoissante et pourtant riche.

- Plus noir alors ? demanda Erwan incertain.
- Je ne suis pas sûr. La paranoïa. C'est peut-être comme une phobie non ?
- Comme une phobie ?
- Ouais regarde. Il a peur du regard des autres, de l'avis des autres, de la manière dont ils le perçoivent ... Il ne pense qu'à ça et du coup, il s'aveugle.

Erwan hocha de la tête tout en traçant les contours vagues d'un monstre. Il lui fit des yeux de partout, des yeux en grands nombres, des yeux à ne plus savoir qu'en faire pour montrer à quel point il ne regardait plus que ça. A tel point qu'il était incapable de discerner ce qu'il pouvait avoir juste devant lui.

- Et du coup autour, on pourrait faire pleins de créatures qui le regardent ?

Sur son bloc, dans un style similaire, très naïf et enfantin, Raphaël dessina des plantes dont la fleur était un œil globuleux, un œil qui pourrait rester rivé sur la créature d'Erwan. Il faudrait également habiller les espaces supérieurs. En quelques coups de crayons des nuages possédant deux yeux ronds s'ajoutèrent aux décors.

- Ce serait bien de faire un chemin aussi. Tu vois comme s'il n'avait pas le choix. Il ne peut faire qu'avancer sur ce chemin tout tracé et les autres le regardent. Ça rajouterait une idée d'impuissance.
- Ok. Des pavés ?
- Si tu veux. Mais comment tu comptes animer un truc avec autant de personnages ?
- Avec une vieille technique. Marmonna Raphaël tout en comparant leurs carnets.

Il tenta de se glisser mentalement à la place de ce personnage, encerclé, entouré de toute part, suivant un chemin unique avec la sensation terrifiante de ne rien pouvoir faire d'autres. Les créatures le regardaient. Il les observait tous et le poids de leurs regards reposait sur lui. Le chemin serait fait de rouge, un rouge sombre, un rouge sang. Le ciel ? Gris terne pour faire ressortir pleinement les globes oculaires. Le paranoïaque pourrait avoir une couleur très pâle, un vert maladif.

- Tu dois avoir raison ... C'est comme une phobie. Mais une phobie où hurler ne fait qu'empirer les choses. Il ne peut pas parler, ça attirerait l'attention. Il ne peut rien faire et rien cesser de faire. Il est complètement coincé. Chuchota Erwan tout en dessinant une petite bouche à la créature.

Raphaël ne prononça pas un mot, mais il laissa sa main courir le long du dos de son compagnon. Il sentait tous les os de sa colonne et pourtant Erwan se nourrissait mieux ces dernières années. Il s'était épaissi en conséquence. La créature qu'il avait dessinée était aussi ronde qu'il était devenu maigre pendant les pires moments. Les regards, les menaces et l'angoisse lui avaient coupé l'appétit durant des années. Plus que ça encore, les troubles alimentaires avaient été nombreux et douloureux.

Erwan ferma les yeux sous la caresse et se laissa aller dans les bras de son compagnon. Il n'avait jamais estimé souffrir de « phobie ». Il avait connu la peur. La peur constante. La peur qui paralyse. La peur qui laisse impuissant. La peur qui envie tout, de la chambre à coucher à la cuisine en passant par l'extérieur. Il avait connu la peur qui s'insinue de partout et qui contamine tout ce qu'elle touche. Et puis Raphaël avait chassé tout ça. Il avait repoussé les ombres et les monstres. Il l'avait défendu. Ils s'étaient défendus l'un l'autre se corrigea-t-il. La peur avait cette drôle de manie de l'amener à se croire plus bête, plus mauvais, plus inutile qu'il ne l'était réellement.

Il coifferait son petit monstre d'un chapeau et rajouterait un peu de textures sur les tentacules qui lui servaient de jambes. Pas de vêtements. Rien pour se cacher ou se couvrir, juste un couvre-chef comme pour le montrer davantage encore. Raphaël n'avait pas encore fait la démarche pour embaucher des animateurs. Il disait qu'il voulait tester quelque chose avant, quelque chose qui plairait à un groupe de ce genre assurait-il.

C'était une idée bizarre, un concept étrange, un calme inattendu mais il ne se méfiait pas. Si Raphaël affirmait vouloir essayer, c'était que ça en valait le coup. Erwan pouvait faire totalement confiance à son petit-ami. Bien-sûr, la peur n'était pas partie facilement. Elle s'était accrochée. Mais Raphaël avait montré une constance effroyable pour le rassurer.

Quelques jours plus tard, ils purent mettre en scène leurs personnages ensemble. Plusieurs jaquettes potentielles étaient à l'étude. Le problème premier était de dégager cette impression, cette pure angoisse qui vous prend aux tripes. Ils voulaient que les personnes en l'apercevant ressente un malaise palpable, une impression d'étrangeté et une envie d'aider cette créature à fuir.

Plus serrer.
Plus englobant.
Plus décisif.

Réglages après réglages, ils trouvèrent un compromis intéressant puis Raphaël put travailler sur la couleur de la peur. Sur sa texture aussi, qu'il avait vu si souvent sur les traits de l'homme qu'il aimait. Une espèce de transparence maladive. Presque rien et pourtant, c'était comme si la peur les effaçait un peu de la réalité, les conduisant ailleurs.

Il ternirait le tout dans un second temps pour rendre l'image moins saturée, moins flashy et plus proche des lignes de basses qui lui avaient tant plu. Avec lenteur il chercha à appliquer à ses couches d'encres le trait exact qu'il désirait. Il perdrait beaucoup de choses à l'impression, bien-sûr. Les textures seraient différentes et l'épaisseur uniforme, mais pour une fois, il ne travaillait pas seulement pour un produit imprimé. Il allait aussi pouvoir réaliser quelque chose qu'il travaillait depuis longtemps en secret : du mouvement. 

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant