La nuit

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La journée était passée étrangement vite. Ou peut-être qu'elle avait été horriblement longue. Erwan n'arrivait pas à décider. Couché sur son lit, il sentait son cœur tambouriner à un rythme lent dans sa poitrine. Lent, mais étrangement présent. Ça ne s'arrêtait pas. Il avait envie de parler. Il avait encore besoin d'avoir une conversation avec quelqu'un de son âge. Un autre jeune homme homosexuel. Il frémit en y pensant, mais Raphaël n'allait pas lui faire de mal, tout allait bien.

- Je n'ai pas envie de dormir., tenta-t-il doucement à l'intention de Raphaël, couché dans le lit de camp tout proche.

Il espérait que cela suffirait à lancer une conversation. Pendant un moment, le silence resta rempli des petits bruits habituels de la maison, notamment un tic-tac qui semblait se perdre dans le salon et un bruit plus constant, le ronronnement discret du frigidaire. Il y avait du vent dehors. Il caressait toute la maison et par moment, la toiture grinçait. On l'entendait peu, finalement, le bruit qui ressortait le plus dans ce joyeux mélange appelé "silence", c'était leurs respirations à eux. Un bruit d'air qui accompagnait les branches pleines de feuilles qui se faisaient chatouiller par le vent. Son écoute active cessa brutalement quand Raphaël répondit.

- T'as envie de parler ?
- Ouais.

Nouveau silence. Le frigidaire dans le lointain changea légèrement de tonalité avant que Raphaël ne reprenne.

- De quoi ?
- Je sais pas ... Une question à tour de rôle ?
- Ok. Commences.

Une question. Une question anodine. Une question qui ne lui ferait pas honte. Erwan piocha parmi les premières interrogations qui lui vinrent en tête.

- Tu as pensé à postuler aux Beaux-Arts ?
- Ouais, mais j'ai pas osé et toi ?
- Ça ferait peur à mes parents je pense.

Les parents d'Erwan tenaient à ce qu'il réussisse. A ce qu'il ait un diplôme, un métier, une vie bien rangée qui ne lui apporterait ni galères, ni malheurs. Ce serait sans doute un peu loupé s'il se dirigeait vers cette voie là. C'était à lui de poser une question. Une autre question bateau. Juste pour en apprendre plus. Juste pour faire comme s'ils devenaient des amis.

- Quand t'étais gosse, tu rêvais de faire quoi plus tard ?
- Footballeur ... ou pompier ... ou astronaute. J'en savais rien. J'avais envie de tout faire, de tout essayer. Photographe. Maçon. Pilote de course. Et toi, maintenant, t'aimerais faire quoi plus tard ?

La réponse évidente était graphiste. Il avait fait des études pour ça. Il n'avait pas encore son diplôme et ça semblait compromis de l'obtenir, mais "graphiste", c'était censé être ça, son rêve. Pourquoi, il ne parvient pas à le dire. A quel moment est-ce que ça avait changé ? A quel instant tout ça avait évolué ? Il n'avait plus envie de ce boulot et il ne s'en était même pas aperçu. Il voulait dessiner. Il voulait toujours dessiner.

- Je sais pas.

Raphaël se mit à rire avant de lâcher, un peu dépité.

- Bravo. On en est au même point.

Il y eut un long silence puis au bout d'un long moment, Raphaël reprit d'une voix mal assurée.

- T'as vraiment cru que j'étais homophobe ? Que je me mettais en colère parce que t'es gay ?
- ... oui.
- Putain. Et tu m'as pas détesté ?
- Non. A mon tour ... Tu ... Tu es sorti avec beaucoup de mec ?
- Quelques uns. Des amourettes. Rien de bien sérieux. Et toi ?
- Non.
- Personne ?
- Non.
- Comment tu sais que t'es gay alors ?
- Les filles ... c'est ... pas attirant.
- Ouais.

Ils continuèrent ainsi, à parler de tout et de rien. Quelques questions plus importantes vinrent se glisser dans la conversation, même si la majorité des questions auraient pues se résumer à "quelle est ta couleur préférée". C'était le noir pour Raphaël, une évidence. Le vert pour Erwan. La belle affaire. Quand ils s'endormirent sans vraiment y prendre garde, ils se connaissaient un peu mieux même si, au fil des sms, ils avaient découvert le plus important.

A un moment, Raphaël avait hésité à se rapprocher, mais après tout ce qu'Erwan avait dit, il n'avait pas osé. Il ne s'était pas rendu compte avant à quel point certains gestes anodins à ses yeux avaient pu être des agressions pour Erwan. A quel point il avait dû avoir peur qu'il fasse le même genre de choses que Terrance. Il passa une nuit étrangement agité où les mots jaillissaient de toutes parts dans son esprit, comme des milliers de bruits de fond. C'était un brouahaha. Une cacophonie. Un mélange de voix et d'émotions étranges qui le laissa épuisé au réveil.

Erwan était encore là, endormi dans son lit. Malgré la pénombre qui régnait dans la chambre, le store laissait filtrer assez de lumière pour qu'il distingue son visage. Il était beau. Ce fut peut-être à ce moment là, à moitié couché dans ce lit de camp, les yeux encore embués de sommeil. Ce fut peut-être là qu'il s'en rendit clairement compte pour la première fois. Il pourrait tomber amoureux de cet homme et de son petit minois si charmant quand il se fendait d'un sourire franc. Il pourrait tomber amoureux de ce garçon discret et timide qui avait supporté les choses en silence. Il pourrait tomber amoureux de ce caractère si fort qui se cachait derrière cette fragilité terrifiante.

C'était une pensée inquiétante parce qu'Erwan n'était pas prêt à ce que quelqu'un tombe amoureux de lui. C'était une évidence et même quelqu'un d'aussi peu délicat que lui parvenait à le comprendre. Néanmoins, avant qu'Erwan ne se réveille, il en prit pleinement conscience.

Ce n'était pas une bonne idée. Erwan ne pourrait que souffrir de ça. Sa famille ne voudrait pas entendre qu'il éprouvait des sentiments pour un autre garçon. Cette relation était peut-être vouée à l'échec sur bien des points, si relation il venait à y avoir ... mais il était en train de tomber en amour pour lui. Pas d'une façon douce et délicate comme dans les contes de fées. Ce n'était pas un glissement doux et tendre. C'était plutôt comme une gamelle. Brutale et ridicule. Comme un accident de voiture. Violent et sans pitié. C'était douloureux et ça lui fit mal, parce que si un jour, il osait essayer, Erwan dirait "non" et il respecterait ça. Il resterait loin comme un con, à ruminer des sentiments mal venus. 

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant