Le temps

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Une sonnerie. Changement de salle. Une sonnerie. Patienter, se déplacer. Une sonnerie ou peut-être deux de plus ? Ils perdaient le compte et finalement, c'était la dernière des sonneries. Ils devaient rejoindre la cour et y rester jusqu'à l'ouverture du réfectoire. Un plateau. Mettre de la nourriture dessus. S'installer à une table, toujours la même. Manger pour ceux qui y parvenaient. Débarrasser. Attendre l'ouverture des dortoirs. Faire ses devoirs, agrémenter tout ça de quelques blagues pour ceux qui le pouvaient. Dormir. Attendre un réveil qui les conduirait jusque dans la cour, dans le réfectoire, jusqu'à la sonnerie. Une sonnerie. Deux sonneries. Un milliard de sonneries plus tard, s'ils y survivaient, ils pourraient s'enfuir.

La routine d'Erwan était tellement millimétrée, entre souffrances, cachettes et tentatives de se faufiler qu'il eut brutalement l'impression de passer à l'arrêt, englué dans une situation étrange lorsqu'il se retrouva assis sur une chaise devant le lit de Raphaël. Il n'avait pas encore l'habitude. Ce n'était pas encore intégré, incrusté, dans son programme journalier. Il avait l'impression d'être pleinement présent, ici et maintenant, à tel point qu'il avait conscience de tout. De la couleur de la couette devant lui -noire- à la texture de ses vêtements sur son corps, tout était clair. Tout était trop. Tout était dérangeant. Il avait conscience du temps, à l'arrêt, infranchissable, qui le séparait de son dernier jour de cours. De sa dernière sonnerie. Enfin, si le tic tac voulait bien redémarrer. Le temps reprit son cours en trébuchant lorsque Raphaël demanda avec toute sa délicatesse habituelle :

- Tu comptes rester là comme un con à me regarder ?
- Je ... Tu ... as besoin d'aide ?, répondit-il péniblement.
- Non.

Erwan se mordilla les lèvres, la tête un peu rentrée dans les épaules. Il hésita un moment, il avait peut-être une idée. Il retourna à son bureau et prit une feuille. Doucement, il traça quelques lignes dans un sens et écrivit au début de chacune, les jours de la semaine. Traçant des lignes dans l'autre sens, il ajouta des annotations. De tête, ce n'était pas évident. Il aurait besoin du planning de Raphaël pour terminer. Il avait vu l'imprimé traîner au milieu d'un paquet de feuille qui s'entassaient bizarrement sur le devant d'un cahier.

Savoir où était ce papier importait peu au fond. Pour l'avoir, il allait devoir parler. Communiquer. Se faire comprendre. Tout ce dont il était incapable. Ça lui rappela que lui aussi avait un travail à faire, le travail en équipe, un travail impossible. Il ferma les yeux un moment puis il prit son courage à deux mains pour se lever, désigner le cahier en question et lui demander :

- Je peux ?

Raphaël haussa des épaules et Erwan faillit en soupirer de soulagement. Avec l'emploi du temps, il put noter la totalité des cours. Il entoura ensuite certaines cases. Il n'avait fait qu'une semaine. Le système déplairait peut-être totalement à Raphaël. Sans doute même, puisqu'il venait de lui, mais peut-être que ça pourrait l'aider malgré tout ? Ce n'était qu'un système graphique pour voir les jours où il risquait d'avoir le plus de travail et se débrouiller pour s'organiser plus facilement.

Il était encore en train de se demander comment le présenter à Raphaël lorsqu'il le sentit, là, juste derrière lui. Il regardait par-dessus son épaule. Quand est-ce qu'il s'était levé ? Il ne l'avait pas entendu. Immédiatement, il se raidit. Il aurait voulu se dégager sur le côté, se glisser loin du danger, mais comme souvent, il se sentit juste incapable de faire le moindre geste.

- C'est quoi le principe ?

Erwan prit une inspiration et expliqua : quand un professeur donnait un devoir, on entourait le jour de rendu. Quand il était fait, il suffisait de le remplir d'un point de couleur. Ça permettait de se rendre compte de la masse de travail à venir pour tenter de la répartir au mieux.

- Hum., fit Raphaël tout en lui arrachant le papier.

Il passa un moment à le regarder et à regarder ses cahiers, puis sortit un stylo et fit quelques modifications. Il entoura plusieurs fois certaines cases qui demanderaient plus d'une séance de boulot s'il se décidait vraiment à les faire. Il n'était pas motivé. Le problème était toujours le même : à quoi bon ? Ce n'était pas un métier qu'il aimait. Il n'avait pas envie de trouver un boulot là-dedans. Il n'avait pas envie de trouver une boite. Il n'avait pas envie de se lever le matin pour ça et de passer sa journée dans le vacarme des machines qu'il n'aurait jamais le droit de bricoler -trop chères, trop sensibles-. Alors, pourquoi étudier ? Il aurait préféré changer de voie, mais avec ses résultats, c'était peine perdue. En restant ici, il avait encore une chance de passer ses diplômes. Ils lui permettraient de travailler plus tard, malgré tout. C'était ce que lui répétaient sans cesse ses parents. Ils avaient raison. Il le savait, mais ça ne le motivait pas davantage.

Il soupira. D'après ce morceau de papier, il était censé bosser sur le travail commun. Ils avaient des mois devant eux -littéralement- mais ils devaient composer une "liste de volonté". Avec ses potes, ils s'étaient déjà partagés les tâches. Ils lui avaient donné le rare truc dans lequel il était doué, mais il devait néanmoins faire du repérage. Il finit par conclure qu'il ferait ça demain, pendant une heure de pause. En attendant le plus logique c'était ... les mathématiques. Le prof ne souriait jamais. Ils s'en foutaient autant l'un que l'autre qu'il fasse ses exercices. Il passa au suivant sans le moindre remord. Une demi-heure après, il n'avait pas avancé d'un iota sur son devoir. Il n'y comprenait rien et il détestait ça. Soudain, il s'exclama :

- Tu sais quoi !? Fais le à ma place.
- Hein ? Non !
- Non ?

La question était mi-menaçante, mi-amusée. Erwan répéta fermement "non.". Il était hors de question qu'il tombe là-dedans en plus du reste.

- A quoi tu sers alors ?
- Je ...

Erwan se retourna vivement. Il garda les yeux ouverts pour éviter que les larmes retenues ne roulent sur ses joues et n'aillent s'échouer dans son cou. En soufflant doucement, tout en tentant de faire abstraction du ricanement malveillant de Raphaël, il domestiqua ses émotions. Ça prit un peu de temps, mais il se releva et fit preuve de courage en allant chercher le cahier entrouvert sur les genoux de Raphaël. Il tenta de ne pas penser à quel point ils étaient proches l'un de l'autre et recula tout en lisant l'exercice. Il ne le ferait pas, mais il prit le temps de lui expliquer l'exercice en quelques mots. Ce n'était pas difficile, ça demandait juste un peu d'imagination après tout.

Ils se regardèrent un moment en silence, puis Raphaël se mit à travailler lentement. Ne sachant que faire, Erwan finit par sortir son carnet. Il se remit à crayonner. C'était étrange, se dit-il, pour une fois, il n'était pas seul. 

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant