Le chemin

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Sur le papier, le stylo grattait. Il produisait un bruit caractéristique et fluide. Les petits coups étaient réguliers et parfois, l'encre émettait comme un bruit de succion. On aurait pu croire qu'elle se lamentait à l'idée de s'éloigner du papier, une seconde, un millième de second de trop peut-être. Erwan était penché au-dessus de son carnet, les cheveux lui tombaient un peu devant les yeux, mais il en faisait abstraction. Il ne voyait que la mine de son stylo et les textures du papier. Entre eux, la vie prenait forme. Elle s'insinuait dans les traits du protecteur, elle habillait ses épaules -énormes-, elle le laissait un peu plus couturés qu'avant, après tout, son corps et son âme avaient été déchirées en morceau.

Tout ce qui ne nous tue pas nous rends plus fort.

Ou bien plus fragile, bizarre, blessé, ... explosif. Explosif, c'était ainsi que se sentait Erwan à moins qu'il ne soit au bord de l'implosion. Chaque nouveau coup était le coup de trop. Les larmes n'arrivaient plus à cascader sur ses joues et son souffle continuait de venir violer sa gorge. Il aimerait que tout ait cessé. Tout continuait comme s'il était prisonnier d'un train infernal, incapable de s'en échapper, contraint de lever la tête et de voir les horreurs lui surgir dessus. Il avait baissé les yeux, il s'était rencogné et il dessinait.

Le protecteur avait déjà dévalé quelques pages, mangé du papier, froissé de la feuille, ... Autour de lui, un enfer blanc. Était-il blanc ? Ou jaune ? Était-ce de la neige glaciale ? Ou du sable qui lui brûlait les pieds ? Peu importe. L'extérieur ne comptait pas pour lui. Tout ce qui comptait, c'était d'avancer. De faire un pas de plus. Chaque pas était le pas le plus important au monde.

Quand Erwan fut bousculé dans les couloirs, c'est à ça qu'il pensa. Il fit en sorte d'écarter de son esprit son épaule douloureuse où poindrait peut-être un bleu, trace de son choc contre le mur. Il continua d'avancer malgré le groupe qui se trouvait à côté de lui et qui chahutait. Lorsqu'ils le firent trébucher dans l'escalier il se rattrapa à la rampe, mais il ne s'arrêta pas. Il voulait être fort comme le protecteur et pour avoir cette force là, il suffisait d'un pas. Un tout petit pas. Son cœur battait fort dans sa poitrine et il était essoufflé. C'était la douleur. C'était l'angoisse. C'était la peur. Et il posait le pas suivant et continuait.

Lors du repas, il se força à ingérer quelques bouchées malgré les hauts le cœur. Il avait besoin d'un peu d'énergie pour pouvoir avancer. Pour lui avancer c'était surtout dessiner encore. Alors, il alla s'installer dans un coin, entre deux bâtiments, se recroquevilla sur lui-même et le cahier sur les genoux recommença à dessiner. Des traits secs, des courbes, des lignes qui s'accompagnaient, qui s'épousaient, qui s'entre-aidaient, et là, au milieu, la vie. Le protecteur repoussait le monde de ses épaules lorsque c'était la page qui venait le limiter. Il s'appuyait de toutes ses forces et sa bouche se tordait en un cri muet. Le voilà qui basculait dans un mouvement à moitié maîtrisé, de l'autre côté de la page, de l'autre côté de son monde et là, il reprenait son chemin comme si de rien n'était, comme s'il ne venait pas de franchir une étape supplémentaire. Comme s'il ne laissait pas des lambeaux de lui-même, des traces de son passage, sur toutes les autres pages.

Quelle était son histoire ? Erwan se le demandait par moment. Avait-il une famille ? Est-ce qu'il la cherchait ? Non. Il ne cherchait qu'une seule et unique chose, la suite du chemin. Il avait tout perdu. Il n'avait aucune raison de se retourner et de revenir sur ses pas. Aucune raison même de se souvenir de ce qu'il avait laissé derrière lui. Il avançait pour avancer, sans savoir que dans son sillage, Erwan le suivait. Spectateur muet d'une fuite éperdue qui n'avait plus le moindre sens et qui pourtant donnait du sens à tout le reste. Pourquoi les feuilles ... Si ce n'était pour l'accueillir ? Pour servir de support à son pas cadencé ? Pour servir de toile à sa gueule cabossée ?

Les cours, ce n'est que le temps d'un pas, suspendu dans le vide, suspendu dans le vent, attendant simplement que le pas ait touché sol. Clac. Le voilà déjà foulé, le tissu se tendait sur ses muscles saillants alors qu'il lançait le suivant, sans attendre. Il marchait encore, lorsque Erwan se retrouva derrière son bureau, dans sa petite chambre de l'internat, à attendre Raphaël. Il serait traîné par Mike, comme à chaque fois. D'où venait-il ? Se cachait-il pour l'éviter ? Est-ce qu'il faisait tout pour éloigner le moment où il se retrouvait face à lui ? Est-ce qu'il le dégoûtait vraiment tant que ça ? Erwan ferma les yeux, le cœur douloureux. Il aurait aimé être normal.

Un coup de crayon de plus, juste un de plus, pour ne pas être faible, pour rester fort, pour ... La porte s'ouvrit sur un Mike fatigué qui fit un signe de la main à Raphaël pour le faire rentrer. Cruel rituel. Raphaël jouait avec l'un de ses piercings. Une seconde, Erwan n'arriva pas à décrocher son regard de ce petit mouvement. Entre ses jambes, sa virilité frémit, le glaçant de l'intérieur. Il ferma les yeux et se détourna en se maudissant mille fois. Ses doigts tremblaient d'effroi. Si Raphaël ne faisait que soupçonner qu'il puisse le regarder ainsi, que lui ferait-il ? Il prit une inspiration brève. Il aurait aimé être à côté du protecteur, avançant avec lui, un pas après l'autre et devant eux, une feuille blanche, immaculée et immense. Il n'y aurait aucun doute quant à la direction à prendre et aucune honte, tant que le pas suivant arrivait.

- Hey. Comment je fais avec ça ?

Erwan releva la tête et observa le cahier entrouvert que Raphaël lui désignait. Se lever, s'approcher, regarder, lui parler, ... C'était ses pas suivants. C'était sa chorégraphie. C'était les pas cruciaux. Ceux qui brilleraient parmi les autres. Ceux qui seraient différents. Comme un bruit assourdissant au milieu du silence. Comme un moment avec quelqu'un d'autre au milieu de la solitude. Comme une tâche d'encre, noire, explosée sur une page blanche. Comme ... Il inspira, chassant la crise d'angoisse et se leva. Premier pas. Il s'approcha. Un pas de plus. Un pas après l'autre, il affronta son regard noir et froid, ses grimaces de dégoûts quand il le regardait, ... Il affronta ses questions et ses mots, ... Il vacilla devant sa colère. Il tient bon. Il suffisait de faire un pas. Un pas. Juste un pas.

Quand il put se rasseoir, il avait l'impression que son cœur dansait un tango endiablé, que ses mains étaient faites de glaces et son visage de feu. Raphaël le faisait souffrir par sa seule présence. Est-ce qu'il se rendait compte que simplement être là ici et maintenant était d'une effroyable cruauté ? Lui laissait croire qu'il pouvait ne pas être seul ... et lui jeter de la haine à chacune de ses approches. C'était de la torture. 

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant