Le fil

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- Fais pas la gueule, il fallait avancer. Je sais que je suis merdique. Le dit pas. Commence juste par le début.

Erwan déglutit, fermant les yeux une seconde avant de prendre son souffle et de revenir quelques pages en avant. Ce fut encore pire. Les couleurs étaient flashy. Le décors, envahissant. Son protecteur se trouvait dans une salle immense où de très nombreuses silhouettes se dessinaient, l'entourant de toutes parts.

Erwan eut envie de crier que son protecteur n'avait jamais eu besoin de tout ça ! Il se suffisait à lui-même ! Il n'avait besoin que d'une page suivante, rien de plus qu'une page de plus. Qu'est-ce que c'était que tout ça ? Pourquoi Raphaël qui ne portait même pas de couleurs sur lui avait-il eut besoin d'utiliser des nuances aussi ... vives et nombreuses !

- Ok, je te raconte.

Raphaël tira la pochette à lui et s'éclaircit la voix. Il avait un timbre assez bas, légèrement rocailleux. Sa voix tremblait un peu, comme s'il hésitait.

- C'est l'histoire d'un type qui vit dans un environnement riche. Il y a de l'or à profusion. Des mecs, des nanas, de la bouffe. De quoi combler toutes les envies possibles.

Il tourna la planche, dévoilant une scène semblable. Erwan se retient de faire "non" de la tête devant le massacre coloré. Insensible à son désarroi, Raphaël poursuivit.

- Un jour, peu importe pourquoi, tout ça, c'est juste trop, alors il se met à marcher. Il marche et avance dans le château.

Des cadres pleins les murs, des décors dans les décors, des escaliers secrets, des détails, des milliards de détails de partout. Pourquoi Raphaël avait-il fait un truc pareil ? C'était un travail de fou impossible à tenir vu leur délai imposé !

- Il sort du château, en dehors, c'est la cour. Y'a un marché, des tas de vendeurs, des provisions de partout ... mais lui, il n'en a pas besoin. Il ne fait que marcher. Les autres le regardent. Ils comprennent pas.

Les pages se tournaient toujours et pages après pages, Raphaël racontait maladroitement l'histoire qu'il a décidé de créer pour le protecteur. Il la racontait sans s'inquiéter de l'avis d'Erwan. Au point où ils en étaient, c'était juste ainsi.

- Certains essaient de l'arrêter parce qu'ils ne comprennent pas. Les gens aiment pas ne pas comprendre, mais le gars, il ne fait qu'avancer. Il passe le village autour du château et s'éloigne. On voit les rues. Et autour, les champs. Y'a pleins de champs. Il marche encore.
- Les couleurs ?
- Ouais, elles se barrent. Il les laisse derrière. Comme les autres gens et le décors.

C'était lent et pourtant inexorable. Les couleurs disparaissaient au fur et à mesure. Les dorures étaient parties dans les premières pages, en sortant du château, mais les stands des marchands étaient pleins de provisions particulièrement colorées. Il ne s'en était pas immédiatement rendu compte. Les premières forêts étaient sombres et petits à petits, les nuances de gris s'étaient imposées. Les couleurs étaient de plus en plus diluées. Grisâtre. Cela n'empêchait pas de riches jeux de lumières, mais ils étaient de plus en plus ternes.

Le protecteur avançait toujours. Raphaël tournait les pages. Il s'arrêta sur une planche en noir et blanc. La dernière qu'il devait avoir. Il passa quelques pages blanches puis saisit un lot de feuille qu'il lui tendit. Erwan les prit sans comprendre. Il les tourna puis se fut l'évidence : c'était ses planches originales. Tout ce qu'il avait vu était le travail de Raphaël par-dessus des planches imprimées.

La gorge nouée, Erwan repoussa ses planches dans un coin et revenant aux premières pages qui l'avaient tant choqué. Elles étaient tellement différentes de ce qu'il avait pu imaginer. Il avait toujours pensé que le protecteur serait dans un espèce de désert ... ou peut-être dans de la neige.

Bien-sûr que ce décors luxuriant tranchait avec cette idée, mais ce décors racontait une histoire. Il montrait à quel point le protecteur avançait pour avancer, abandonnant tout sur son passage. Avec cette lecture nouvelle, il put regarder réellement cette planche et ce fut à ce moment-là seulement que l'évidence le frappa : Raphaël était un artiste. Il faisait ce qu'il voulait de la couleur. Il savait la doser, la poser, la faire raconter des choses.

Rien n'était gratuit ici. Cette vitre dans un coin ? Elle permettait des jeux de lumières dans la pièce, imposant des variations de luminosités et une gestion toute particulière des ombres. Il était allé jusqu'à s'imposer des jeux de textures. Il y avait du verre, à la limite de la transparence, aux traits secs et ciselés et là-bas au fond, des voiles lourds comme du velours.

Mais il y avait pire. Erwan comprit pourquoi Raphaël s'était imposé des recherches graphiques au début. Il avait cherché à copier son style pour proposer des personnages secondaires crédibles par rapport au protecteur.

- Allez, c'est maintenant.

Raphaël semblait déjà épuisé et il attendait un truc visiblement. Sans doute son avis, se rendit compte Erwan. Il n'avait rien dit après tout.

- Tu ... C'est ... C'est parfait.
- Oh allez ! Fais pas ton faux-cul. C'est plein de défauts, on le sait tous les deux alors sérieusement.
- Non, non, je ne me moque pas. Je suis juste ... surpris. Tu as fait un boulot de fou. Mais ... Je croyais que tu voulais rajouter des pages ... Est-ce que ce ne sera plus que du noir et blanc ?
- Ouais, mais je vais te montrer. Ça va devenir plus chaud.

Erwan resta là, à écouter les explications tranquilles du jeune homme devant lui. Que disait-il ? Il ne savait pas vraiment. C'était comme s'il le voyait réellement pour la première fois.

Il n'avait jamais vraiment compris jusqu'à présent, mais certains éléments devenaient plus clairs. Raphaël n'avait rien à faire en imprimerie. Il avait dû postuler pour la section des graphistes et être rejeté. Ce n'était pas le premier ni le dernier. Les sections très demandées ne prenaient que sur dossiers. Ses résultats scolaires avaient dû lui porter préjudices. C'était peut-être pour ça qu'il réagissait aussi mal aussi souvent.

Ça devait être horrible d'être là, à quelques salles, à regarder d'autres avancer vers ce qui devait être son rêve. Ça devait être terrible de devoir confier le projet à un graphiste alors qu'on a autant de talents et de créativité, autant d'envies et de possibilités. Raphaël avait sauté à la conclusion la plus simple : il n'avait pas les capacités nécessaires. Pourtant, ce qui s'étalaient sur ces planches, ce n'était pas juste un rêve brisé, éclaté en plein vol. C'était bien davantage.

Les lèvres de Raphaël continuaient de remuer. Erwan les regardait. Pour la première fois depuis longtemps, il ressentit une envie sincère et primale pour quelqu'un d'autre. Pas parce que Raphaël était beau, même s'il l'était. Pas parce qu'il était accessible, après tout, il ne l'était absolument pas. Non, son envie venait d'une raison toute bête, sans doute une raison bien idiote. Raphaël avait compris. Il avait vu ses traits, il avait su les lire, il les avait perçut et il s'était glissé dans son univers. Il avait su l'accompagner, l'habiller, en être proche ...

C'était peut-être l'acte le plus intime qu'ils auraient pu faire en dehors de glisser leurs doigts sur leurs peaux respectives. À peine la pensée l'effleura-t-elle que son cœur s'affola brutalement sous le dégoût. Il se leva d'un bond et courut jusqu'aux toilettes pour rejeter le contenu de son estomac.

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant