Le trait

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Depuis tout petit, Erwan avait toujours dessiné. Est-ce que ses parents avaient gardé, dans un obscur carton, ses premiers gribouillages ? Entremêlement de traits incontrôlés, accidents de coups de crayons, hasard de bavures, ... Il n'en savait rien. A présent, ses lignes étaient maîtrisées. Son style, précis.

Il était dans la chambre. La chambre. Il avait du mal à dire "sa" chambre. C'était d'autant plus délicat lorsqu'il y avait cette musique crachée par le haut parleur à moins de deux mètres de lui. Un soir, Raphaël avait déclaré qu'il n'en pouvait plus du silence et il l'avait installé. C'était lui qui choisissait les musiques. Erwan n'aurait rien osé dire, même si les sons exposés lui déplaisaient souvent. Qu'est-ce que Raphaël pouvait bien entendre là-dedans ? Même s'il était juste là, assis sur son lit, le nez dans un bouquin, Erwan ne lui demanderait pas.

Ils étaient arrivés à une forme de communication simple. Quand Mike ramenait Raphaël ici, ils s'installaient. Le jeune homme posait ses fesses sur son lit, au milieu de ses cahiers. Il sortait son organiseur qui avait étrangement survécu et choisissait ce qu'il comptait faire puis il mettait sa musique. C'était sur ces sons qu'il travaillait. Étrangement plus vite d'ailleurs. A côté, Erwan se mettait à dessiner, traits après traits, vifs ou délicats, précis ou brouillons, il laissait courir le stylo et se régalait. Il était au chaud, en relative sécurité : Raphaël n'allait pas plus loin qu'aux mots qui le découpaient en morceaux.

Si jamais Raphaël avait une difficulté, il se redressait et balançait une phrase assassine à base de "rends-toi utile une seconde". Ça faisait mal comme beaucoup d'autres choses, mais Erwan commençait à comprendre que ce n'était qu'une manière maladroite de lui demander de l'aide. Il refusait toujours de faire les choses à sa place, tout en le soutenant autant que possible. Parfois, il se permettait même de travailler à ses côtés. Il était en avance sur tout, sauf sur le projet commun.

Est-ce que Raphaël et ses potes avaient trouvé quelqu'un dans sa classe ? Cette question le hantait. Peut-être qu'il pouvait encore essayer de lui demander ? C'était le seul avec qui il échangeait quelques mots. C'était la seule personne qui restait assise à côté de lui, brisant sa solitude. Alors, certes, il était contraint et forcé, mais peut-être qu'il pourrait quand même le lui demander ?

A chaque fois qu'il se posait la question, l'angoisse remontait d'un cran dans son ventre, lui tordant les boyaux et rendant ses traits moins précis. Il avait envie de vomir, mais son estomac vide n'avait rien à cracher. Alors il se faisait sourd à ses propres pensées et se concentrait sur son papier, son dessin. Les traits devenaient rapides. La silhouette prenait forme, sortant de nulle part, comme si la feuille n'était qu'un voile de brouillard en train de se dissiper.

Combien y eut-il de soirs comme celui-ci ? A ronger son frein autant que son crayon, l'angoisse au bord des lèvres, le cerveau bouillonnant de questions et d'auto-dénigrements ? Tout le monde parlait du projet. Ils avançaient. Ils progressaient. Les professeurs leur rappelaient le but : avoir un produit finit à présenter aux entreprises susceptibles de les embaucher. Ce n'était pas rien. C'était un projet de fond qui prendrait des mois et des mois de conception, qui s'accompagnerait de beaucoup de petites choses. Les autres élèves étaient en train de gagner en compétence, en assurance et leurs projets avaient l'air géniaux pour le peu que Erwan avait pu en juger, en entendant les bribes de leurs conversations.

Pour lui, le temps s'écoulait toujours différemment. Il était dans une espèce de bulle, à l'arrêt. Il ne tenait qu'à lui d'essayer de la percer. Peut-être qu'il découvrirait qu'elle était plus fine qu'il n'en avait l'impression. Juste une bulle de savon prête à éclater à tout moment pour lui montrer qu'il n'avait pas à rester seul. C'est dans cet espoir, tremblant comme une feuille, qu'un soir, il prit tout son courage à bras le corps et le portant comme il le pouvait, il tenta de demander à Raphaël s'il avait trouvé des partenaires pour le projet commun.

- Pourquoi, tu te proposes ?

Erwan déglutit douloureusement. Raphaël était comme ça, il ne lui épargnait jamais rien, même s'il comprenait clairement, il le laissait galérer, patauger et souffrir.

- Ou-oui, je n'ai pas ... encore de ... d'équipe.
- ...
- Est-ce que ... je pourrais ... travailler avec toi ?

Raphaël lâcha un rire dérisoire avant de poser son regard trop sombre sur lui et de lui demander, si vraiment il pensait qu'il accepterait volontairement de bosser avec une "salope" comme lui. Erwan venait pour la première fois depuis longtemps d'essayer de cogner dans la bulle et comme autrefois, elle s'était montrée solide. Il s'était blessé en fonçant dans sa paroi parce qu'elle n'était pas faites de savon mais de verre trempé.

- Personne ne voudrait bosser avec toi. Personne n'est assez con pour ça.

Erwan pourrait bien s'acharner de toutes ses forces en hurlant sur les limites de sa prison, il n'en sortirait pas pour autant. Il se détourna doucement sans répondre et se remit à dessiner en silence. Les larmes coulaient le long de ses joues et son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il se sentait mal. Il entendait le rythme de son cœur qui s'emballait de plus en plus. Il essuya ses joues d'un revers de la main. Il n'avait pas envie de partir. Il se sentirait encore plus seul s'il s'en allait. Il préférait rester même si Raphaël n'était qu'un connard brutal sans le moindre état d'âme. Il avait au moins l'avantage d'être là.

Etait-il maso ? Il était simplement seul au point d'en étouffer, rêvant d'un contact avec l'extérieur. Le week-end, il rentrait chez lui, auprès de ses parents trop protecteurs qui ne comprenaient juste pas, peu importe ce qu'il tentait de leur dire. Ça faisait longtemps qu'il avait arrêter d'essayer. Il n'en pouvait plus de saigner à force de taper sur sa paroi de verre. Il ne la traverserait pas. Il devait juste l'admettre.

Il allait faire un projet correct. Il payerait une équipe professionnelle, faute de trouver une équipe d'élèves. Il perdrait tous ses points pour ne pas avoir réussi à se faire des amis, mais il rendrait un projet. Non, il rendrait le meilleur projet qui soit. Ils le méprisaient ? Ils l'appelaient "la salope" ? Il serait le meilleur. Son projet serait suffisamment intéressant et impactant pour qu'on ne puisse pas juste l'écarter d'un revers de la main. Peu importe qu'il ne gagne pas le moindre point et qu'il fasse "hors-sujet" faute d'équipe. Après avoir vu son travail, les professeurs noteraient tout les autres en fonction de lui. Il serait la référence.

Ce n'était que de la colère, une colère terrible qui tirait un trait sur ses espoirs, mais c'est ce qui relança réellement sa petite horloge. Alors que la musique continuait à s'emballer à côté de lui, son battement interne reprenait.

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant