Le pas

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C'était Erwan qui l'avait demandé. Il avait insisté et à présent qu'il était là, l'angoisse lui tordait le ventre. Elle venait raviver les douleurs qui serpentaient toujours le long de sa cicatrice. Erwan se tenait devant le lycée. Droit, immobile comme une statue, incapable d'avancer.

Ses parents avaient cédé, mais ils avaient tenu à l'emmener. Alors, il n'avait pas prit le train. Ils étaient venus en voiture, un long trajet silencieux. Ses parents avaient l'impression de le conduire à l'abattoir. Il ne pouvait pas leur en vouloir. Pas quand il pensait lui-même que ce n'était peut-être pas une impression.

Ils avaient pris un rendez-vous avec le directeur. On lui avait dit que c'était obligatoire ou peut-être que c'était juste ainsi. Erwan ne voulait pas y aller. Il ne voulait pas entendre : "Votre agresseur fait-il parti des personnes scolarisées dans notre établissement ?". Il n'avait pas envie qu'on lui répète une nouvelle fois à quel point son silence protégeait son agresseur et mettait en danger ses futurs victimes. Il n'avait pas envie qu'on le bouscule, qu'on le menace, qu'on fasse peser sur lui la culpabilité d'actes auxquels il ne pouvait rien. Tous leurs mots n'y changeraient rien. Il ne parlerait pas. Il n'en éprouvait même pas l'envie au grand désespoir de tous ceux qui l'interrogeaient.

Parfois, il avait parlé. Parfois, il avait dit :

- Vous voulez savoir qui me blesse ? Vous êtes en train de me blesser. Vous voulez me protéger ? Laissez-moi tranquille.

Mais personne ne comprenait vraiment. Comment s'était passé le rendez-vous avec le directeur ? Il y avait la voix de sa mère qui vrillait dans les aiguës par moment et qui répétait un peu trop souvent le mot "responsable" et la voix plus mesurée de son père qui pourtant parvenait à se faire entendre sans mal. Il y avait une fenêtre. Elle donnait sur un petit chemin. Autour du chemin, des plantes en tout genre et au-dessus, un ciel étrangement bleu malgré le froid ambiant. C'était le chemin qu'il empruntait pour éviter le gros des ennuis. Il repasserait sans doute par là. Ce serait plus prudent que de tenter la cour. C'était pourtant par là qu'on l'avait blessé. Son ventre lui faisait encore mal. D'un autre côté, devant des spectateurs, personne n'aurait osé sortir un couteau ... ou plutôt, personne n'avait encore osé.

Il n'avait presque rien dit, mais le directeur lui avait permis de rejoindre son cours. Il était parti, abandonnant ses parents et leurs angoisses palpables. Il leur avait promis de leur envoyer des nouvelles tous les jours. Il le ferait. Bien-entendu. Il le ferait parce qu'il était un gentil garçon, poli et bien élevé. Il le ferait parce qu'on pouvait compter sur lui, parce qu'il n'était pas un lâcheur pas plus qu'une balance.

Il avait avancé à une allure qui se voulait sereine, cachant que chaque pas le plongeait plus profondément dans la terreur. Il lui suffisait de rejoindre son cours. Ce n'était pas dur. Il n'y avait personne. Il fallait avancer jusqu'au bâtiment, passer le couloir et toquer à la porte. Il resta là, devant cette porte close un long moment. Il n'avait pas envie de frapper. Il n'était pas là pour suivre un cours de français. Il n'était pas là pour entendre la voix nasillarde de son professeur. Il frémit. Depuis combien de temps était-il là, devant la porte, sans bouger ? Le cours était bien avancé. S'il rentrait, tout le monde allait le regarder. Tout le monde parleraient à voix basse. Les rumeurs devaient aller bon train. De quoi l'accuserait-on à présent ?

Bientôt, ça allait sonner, il vaudrait mieux qu'il soit rentré avant. A quoi ressemblait-il, à rester là, à hésiter pour rentrer ? Il devait être bien ridicule. Machinalement, sa main glissa sur son flanc, là où le couteau s'était enfoncé brutalement dans ses chairs. Il était pathétique. Vraiment. Il toqua, presque pour se punir d'hésiter et dans la classe le silence se fit. Alors qu'il remontait l'allée pour trouver une place, après que le professeur l'ait invité à le faire, ils le fixèrent tous. Il était l'intrus ici. Il se recroquevilla sur sa chaise, sorti un cahier pour faire illusion et attendit simplement que ça passe.

A la sonnerie, il dut tout remballer. Il n'avait pas écrit le moindre mot sur sa page, pas plus qu'il n'avait suivi le cours. Il prit son sac et attendit un moment. Il n'avait pas envie de sortir. Les couloirs allaient être pleins. Il était censé traverser le bâtiment pour rejoindre son autre cours. Il déglutit. Pendant un moment, ils s'observèrent lui et le professeur. Ils ne dirent rien. Erwan ne reçut ni encouragement, ni formules de politesse pour sa convalescence. Rien, en dehors d'un regard rempli de culpabilité jusqu'à ce qu'Erwan réunissent assez de courage pour s'en aller.

Là dehors, plusieurs élèves l'attendaient, des questions pleins la bouche.

Où était-il ? S'était-il vraiment fait agresser ?
Qui est-ce qu'il allait accuser cette fois-ci ?
Est-ce qu'il avait envie de recommencer et tuer quelqu'un d'autre ?

Erwan tenta de ne pas entendre et juste d'avancer. Machinalement, il plaqua ses bras contre son ventre pour le protéger et se glissa aussi vite que possible en direction de la salle suivante, mais ils étaient de partout. Leurs mots étaient de partout. Ils disaient qu'il était coupable, qu'il avait mérité, qu'il mériterait pire encore. Ou peut-être qu'ils ne le disaient pas, mais Erwan ... Erwan l'entendait.

Devant le nombre d'élèves présents à l'entrée de la salle, il battit en retraite et s'enfonça dans les toilettes. Il ferma la porte derrière lui et bloqua le verrou. Il tremblait. Il avait peur. Il avait tellement peur. Ce n'était pourtant pas si différents de ses habitudes. Bien-sûr, ils avaient plus de questions et ils se méfiaient. Mais c'était comme toujours ou plutôt, Erwan tentait d'y croire. Il voulait croire que la situation n'avait pas pu empirer. Enfermer dans un espace réduit et malodorant, il tentait de se calmer. Il attrapa son téléphone ... Il avait dit à Raphaël qu'il reviendrait aujourd'hui, mais il ne pouvait pas abuser. Raphaël voulait bien travailler avec lui, mais il n'accepterait pas de venir le chercher pour autant.

Il resta là, longtemps après la sonnerie, à trembler comme un idiot en relisant le dernier sms qu'il avait reçu. Raphaël disait qu'il était content qu'il revienne. Il y avait au moins une personne dans ce lycée qui se sentait "content" de son retour, mais c'était peut-être bien le seul. Il aurait dû aller en cours, mais il n'y parvient pas. C'était trop dur. Leurs regards, leurs mots, il n'était simplement pas prêt.

Il avait froid. Il avait envie de pleurer. Il avait envie de hurler. Nouvelle sonnerie. Avait-il vraiment assez une heure complète ici, prostré sur sa propre angoisse ? Il était ridicule. Il devait sortir et ... C'était la pause. Où pourrait-il aller ? Non, il valait mieux attendre la fin de la pause pour se déplacer jusqu'au cours suivant. Ce serait plus sage. Dans les toilettes, différentes voix masculines retentirent. La porte s'ouvrait et se fermait. Les bruits résonnaient dans tous les sens. Il se sentait de plus en plus mal quand, dans sa main, gelée, son téléphone vibra. Il le leva lentement pour voir les mots apparaître. C'était un message de Raphaël.

"T ou ?"

Le soulagement l'envahit presque aussi vite que la honte. Il n'était plus tout à fait seul.

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant