La pluie

662 103 16
                                    


Il pleuvait encore aujourd'hui. Cette eau qui tombait du ciel dans un rythme paresseux émettait un son caractéristique. Une musique des plus monotones qui accompagnait parfaitement ses journées. Il avait presque couru hors du dortoir, ce matin, sortant de là comme un diable sort de sa boite, à moitié ahuri. Torse nu. Cet imbécile s'était tenu là, devant lui, torse nu, comme si de rien n'était. Il s'était donc précipité sous la pluie, et à moitié trempé, ayant oublié sa veste et pourtant incapable de faire demi-tour, il s'était mis à rire. Un rire sans joie. Un rire de désespoir. Un de ces rires fait de larmes et de colère.

Il était beau, ce con.

A peine l'avait-il pensé qu'il avait compris qu'il allait chèrement le payer. C'était toujours ainsi. Le début de l'addition, ce fut ce froid humide qu'il chercha à repousser devant du chocolat chaud, dès que les portes du réfectoire s'ouvrirent. Sur le buffet, ils pouvaient prendre ce qu'ils voulaient et il y avait quelques trucs chouettes. Des rations individuelles de pâtes à tartinés que certains élèves enfonçaient dans leurs poches pour le soir, des céréales, de quoi faire des tartines, quelques fruits qui avaient grises mines et puis du café, du chocolat chaud, des jus de fruits, du lait ... Les doigts recroquevillés autour de sa tasse, Erwan aurait aimé avoir de l'appétit. En faites, son ventre était tellement noué, que même sa boisson ne passait pas. Elle avait au moins l'avantage de lui réchauffer les doigts et de lui donner une excuse pour rester là.

Il s'était installé sur une table qui était à la fois isolée et peu appréciée car elle donnait directement sur la table des surveillants. L'endroit que les autres préféraient ? C'était juste après le paravent qui coupait la salle en plusieurs rectangles. En plus du panneau de bois, un pot de fleur le dissimulait à moitié, donnant une impression d'intimité. L'intimité, tout le monde en manquait par ici ... Lui aussi. Peut-être même plus que les autres car il sentait pertinemment le poids des regards sur lui et l'importance des messes-basses. Ce matin-là, c'était particulièrement marqué. Sans doute à cause du changement de chambre de Raphaël.

Ce fut confirmé, lorsqu'un élève, Zach, s'installa devant lui. Ça n'arrivait jamais. Personne ne le rejoignait. Jamais. Il restait seul. Pendant un moment, ils restèrent silencieux. Erwan observait le plateau en face de lui, les doigts plus crispés que jamais sur sa tasse et il attendait. Quand il osa lever le regard vers Zach, celui-ci dû estimer que c'était le moment d'indiquer ce qu'il faisait là.

- Je ne sais pas si tu te rends compte à quel point tu es immonde. Tu me débectes.

Erwan eut l'impression de geler de l'intérieur. Il n'osa même pas baisser le regard, totalement statufié.

- Mais j'ai quand même un truc à te dire. On va être super clair toi et moi. Tu ne t'en prends pas à Raph. Tu ne l'approches pas. Tu lui fous la paix.

Zach eut une espèce de sourire déformé par une moue de dégoût et lui souhaita un "bon appétit" tout en partant rejoindre sa table. Là-bas, la discussion reprit avec animation et de temps en temps, il surprenait un regard noir jeté dans sa direction. Ils parlaient de lui. Erwan avait chaud, au niveau du visage, il devait rougir fortement. Ses doigts restaient glacés. Son cœur battait de façon irrégulière et il essayait surtout de ne pas se mettre à pleurer comme un idiot. Normalement, il restait dans le réfectoire aussi longtemps que possible, parce que les surveillants étaient là, parce qu'il était au chaud et au sec. Mais ses mains tremblaient trop pour attendre. Il allait s'effondrer en sanglot s'il osait se mettre à penser. Alors, il se leva, vida son bol dans le bac prévu à cet effet et le déposa, sur la grille dédiée à la vaisselle sale. Il plaça son plateau dans l'encastrement prévu et disparu dans la salle d'eau. Dès qu'il eut refermé la porte des toilettes, il s'appuya dessus et sans vraiment le vouloir, glissa le long de cette dernière, jusqu'au sol. La tête enfouit dans les genoux, il se mit à pleurer.

Tout en cherchant à se calmer, il sortit son téléphone et observa l'heure. Il laissa les minutes passer, cherchant à se concentrer sur ça et sur rien d'autre. Dans vingt minutes, les cours allaient commencer. Le réfectoire devait être en train de fermer. Il essuya ses joues humides, ouvrit la porte et soupira de soulagement en voyant qu'il était seul. Il se rafraîchit le visage et n'osa pas croiser son regard épuisé dans le miroir. Il essayait de ne penser à rien. Il se faufila à l'extérieur et remonta l'allée jusqu'à son bâtiment. Il attendrait devant la porte de sa classe, en espérant être seul. La plupart des élèves de sa filière étaient pensionnaires. Ils venaient tous de loin après tout. Il resta accoudé à un mur, jusqu'à ce que le professeur arrive. Sur quoi portait le cours exactement ? À un moment il y avait eu des rires bêtes parce qu'une peinture de femme nue était apparue. Elle avait des seins ronds aux tétons rouges, des fesses marquées et un triangle de poil pubien clairement défini, mais tout ça, ça ne l'attira pas. Il se concentra sur la qualité du trait, sur les couleurs, sur la représentation ... mais un rire gras lui fit fermer les yeux et il repartit loin dans ses pensées. Est-ce qu'il était censé ressentir du désir devant cette peinture ? Il n'en ressentait pas. Il n'en ressentait pratiquement jamais. Il se mordilla la lèvre inférieure. C'était bien le dernier de ses soucis.

Dans quelques dizaines de minutes, il y aurait la pause. Où aller ? Devant la classe ? Dans les toilettes ? Peut-être pouvait-il faire le tour des couloirs pour éviter de rester immobile ? Est-ce que c'était plus dangereux d'attendre sur place ou de se mettre en mouvement ? Le plus sûr serait encore les toilettes et leurs mauvaises odeurs. Et puis la pause de midi ... Est-ce que d'autres élèves feraient comme Zach ? Il pouvait peut-être espérer que non. La plupart d'entre eux devaient bien se rendre compte que c'était ridicule. Il n'allait pas "s'en prendre à Raphaël". Et puis même s'il essayait, quoi ? Raphaël le massacrerait et il serait bon pour être admis à l'hôpital ... C'était risible et pourtant, d'autres personnes vinrent rouler des mécaniques devant lui plusieurs fois au cours de la journée. Au milieu de l'après-midi, alors qu'il traversait le parc, un groupe le poussa dans une flaque, finissant de le tremper. Au petit soir, c'est boueux, glacé, épuisé et totalement démoralisé qu'il passa devant le surveillant pour monter dans la chambre.

- Hey Erwan !

Il se figea et se tourna vers Mike, attendant de nouvelles remontrances imaginaires. Quoi ? Ne pas regarder Raphaël ? Ne pas le blesser ? Ne pas quoi ? Il avait envie de hurler.

- Ce soir, tu dois aider Raphaël avec ses devoirs. Je ferai le tour des chambres pour te l'envoyer.

Mike le dévisagea une seconde. Est-ce qu'il vit son épuisement ? Quelqu'un le voyait-il ? Sans doute pas. Alors il répondit juste "ok". Fin de l'histoire.

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant