Le marcheur

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Sarah faisait partie des élèves de la classe d'Erwan. Elle craquait secrètement pour certains des garçons de la bande de bad-boy comme elle aimait les appeler en cachette. Alors, quand l'un d'entre eux était venu lui parler, avec un petit sourire mutin, pour lui proposer de bosser avec eux, elle avait dit oui. Maintenant qu'elle était face à son ordinateur, avec leur liste d'exigences, elle s'en mordait les doigts. Elle aurait dû accepter de travailler avec une seule personne et pas tout un groupe. Le projet aurait été plus raisonnable. Pour la partie créative, ils lui laissaient une liberté totale. La bonne blague ... Elle ne s'en sortirait jamais.

Elle jeta un coup d'œil autour d'elle. La salle informatique avait été ouverte pour qu'ils puissent s'avancer sur leurs projets. Certains étaient attablés à deux ou à trois. D'autres étaient seuls comme elle, mais ils n'étaient pas les plus nombreux. Par moment, elle se demandait s'il n'était pas encore possible de rejoindre une autre équipe ou de trouver quelqu'un pour gérer une partie de ce projet infernal. Le problème était tout simple, comme les garçons avaient décidé de faire leur projet ensemble, chacun d'entre eux devait "briller" sur un point précis. Ils avaient donc été malin en rajoutant des techniques, des points de difficultés pour présenter un travail commun intéressants aux yeux des professeurs. C'était à elle de trouver une solution pour gérer toute cette diversité afin de la rendre cohérente et intéressante.

De l'autre côté de la salle, elle repéra Erwan qui bossait. Il récoltait souvent les félicitations des professeurs. Il faut dire que son travail était impressionnant même si elle préférait ce que faisait d'autres élèves en beaucoup moins de temps. Est-ce que ce n'était pas un peu de la triche quand on passait sa vie à bûcher ? Bien-sûr qu'il faisait mieux qu'eux. Mais elle, elle avait des amis, elle sortait, elle vivait. Ça ne comptait visiblement pas pour leurs enseignants. Néanmoins, elle fut un peu surprise de le voir là. Il travaillait. Encore. À croire qu'il avait trouvé une équipe malgré tout.

Elle continua pendant une petite heure avant de soupirer et de reprendre une conversation avec sa voisine. Elle lui demanda si son groupe à elle aussi était complètement fou et elles rirent en comprenant que oui. Elle avait l'air d'avoir trouvé un groupe sympa, prêt à l'aider au maximum.

Sarah finit par quitter la pièce, épuisée. Toutes personnes qui bossaient ici partaient les uns après les autres, laissant Erwan seul. Il n'avait personne à rejoindre, là-bas dehors et s'il était attendu, il préférait d'autant plus rester invisible. Il aurait voulu avancer vite, mais pour le moment, ce n'était pas le cas. Il avait besoin de comprendre les métiers effectués par les autres sections, les points de difficultés et les techniques envisageables. Il comptait bien s'ajouter autant de complications que possible, ce serait un cadre réduit qui pourrait ensuite lui servir de toile. Alors, pour l'instant, il compilait juste des informations.

Quand il sortit de la salle, il avait un début de migraines, mais surtout, il devait aller en cours. Il traversa rapidement le bâtiment. Là-bas, derrière cette porte, les machines tournaient sans doute à pleins régimes, produisant un bruit assourdissant. Raphaël devait être là, avec ses potes, à blaguer, à s'amuser, à bosser dans un bon esprit de camaraderie. Erwan sentit son ventre se nouer un peu plus fort sous la jalousie. Est-ce que vraiment quelqu'un comme Raphaël méritait tout ça ? Sans doute. Après tout, c'était lui, le monstre, la salope, l'anormal, l'immondice ... le ... Il se mordilla la lèvre inférieure assez fort pour que la douleur le détourne de ses pensées et il pressa un peu plus le pas. Il fut un peu secoué lorsqu'il croisa un groupe qui n'hésita pas à durcir les épaules tout en poursuivant leurs chemins comme s'il n'existait pas. Ce n'était rien. Ce n'était que son quotidien. Ça faisait mal mais c'était ça, sa vie, alors il continua comme si de rien n'était.

Il arriva en même temps que le professeur qui ne lui jeta qu'un coup d'œil rapide. Tant qu'il avait de bonnes notes, on le laissait tranquille. Il s'installa sur l'un des premiers bureaux. Il n'avait pas accès aux coins discrets, déjà pris. Il n'avait pas accès à la place près du chauffage, déjà occupée. Il n'avait pas non plus le droit de s'installer près de la fenêtre. Dans tous ces endroits, il se ferait chasser. Il n'aimait pas trop être là, devant eux. Il sentait les regards sur sa nuque par moment et les bruits, derrière lui, avaient toujours l'air de lui être destinés. Qu'est-ce qu'ils racontaient ? Est-ce qu'ils disaient qu'il n'était qu'une sous-merde, une salope, une ... ? Quoi ? Que disaient-ils encore ?

Le professeur l'interrogea soudain. Il n'avait rien écouté, mais il répondit sans trop de soucis. Il connaissait tout ça. Il l'avait déjà appris. Il prenait souvent de l'avance, pour tuer le temps, pour s'occuper l'esprit, pour pallier à ses difficultés à rester concentré pendant certains cours. Le professeur continua son monologue alors qu'Erwan reprit ses analyses des bruits de fond.

Il entendit clairement Sarah, à un moment, parler du travail commun. C'était donc elle que Raphaël et ses potes avaient recruté. C'était plutôt un bon choix, elle avait une sensibilité très plaisante. S'il avait dû choisir quelqu'un, elle aurait été sur la liste des candidats. Mais il n'avait pas à choisir qui que ce soit bien-sûr et comprendre les qualités des autres n'y changeraient rien. Sur un coin de son cahier, il se mit à griffonner. C'était un personnage avec des épaules larges et un air patibulaire. Il ne prononçait pas le moindre mot. Il ne faisait que marcher, avancer en silence. Un pas après l'autre. Il se perdit dans ses pensées. Le regard à moitié aveugle qui se dessinait sur le papier lui fit du bien. Un tel type, s'il sortait du papier, il pourrait devenir son protecteur. Il n'aurait plus jamais peur de rien, parce que la douleur le fuirait.

Le professeur s'avança, saisit le cahier et déchira sa page. Autour de lui, il y eut des rires et il sentit son visage qui s'empourprait devant l'humiliation. En baissant les yeux, il ne put que regarder les morceaux de papiers entre ces doigts. Sur l'un d'entre eux, le regard à moitié déchiré le fixait toujours. Il était là son protecteur. Coupé en plusieurs morceaux. Le corps éventré. L'âme en miette. Peu importe. Il n'était pas du genre à mourir. Il avancerait toujours. Un pas après l'autre. Erwan aurait adoré être comme lui. Il ne l'était pas. 

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant