L'obstination

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Erwan avait réclamé un nouveau carnet de dessin à ses parents. Ils avaient fait la grimace en lui demandant s'il avait déjà rempli le premier. Il avait répondu que "oui". Ce n'était pas vrai, ils le savaient sans doute tous les trois, mais cela eut l'avantage de couper court aux discussions. Il n'avait pas du tout envie de leur expliquer ce qu'il était arrivé à son carnet précédent.

Ses parents étaient inquiets pour lui. Ils avaient l'impression qu'il risquait de se briser à tout moment, alors ils évitaient de lui poser trop de questions. Erwan avait fini par comprendre que ce qu'il prenait pour de l'indifférence était tout au contraire une grande attention envers lui. Depuis, il était serein avec eux. Aussi silencieux que soit leur relation, ils s'aimaient.

Régulièrement, ils tentaient de savoir comment ça se passait "avec l'autre garçon de sa chambre". Ils avaient l'air content qu'il ne soit plus seul, alors il ne s'en plaignait jamais. Il leur racontait que Raphaël ne parlait pas beaucoup et qu'il était studieux, ce qui était plutôt vrai au fond. Il ne leur disait pas que d'une phrase ou parfois juste d'un mot, Raphaël avait l'habitude de le déchiqueter. Il ne leur disait pas qu'il pleurait, qu'il avait mal et qu'il n'en pouvait plus. Il ne leur disait pas que parfois, la seule solution qu'il parvenait encore à apercevoir, c'était la mort.

Pour le moment, il parvenait encore à repousser l'échéance. Juste une seconde de plus. Il pouvait bien tenir une seconde de plus. Une minute ? Non. Seulement une seconde. Secondes après secondes, les minutes s'écoulaient, les heures passaient et les jours défilaient. Certaines secondes ressemblaient à des murs infranchissables. Pour s'y attaquer, il avait besoin de tout son courage et de toute sa hargne. C'était un effort de chaque instant.

Il s'était remis à dessiner. Il avait récupéré le petit copeau et son trait unique. Il l'avait collé sur une page et du trait, un petit entremêlement était né. Ce n'était pas encore lui, son protecteur, ce n'était qu'un sursaut de vie. Comme une graine, le trait avait poussé en un arbre immense. Un tronc épais, à l'écorce dure se dressait ici. L'arbre soutenait des branches aussi nombreuses que feuillues.

Coincé dans ses ramures, un cerf volant était attaché. Il possédait des rubans qui couraient jusqu'au sol, portaient par un vent paresseux. Le ruban frôlait une épaule. C'était son épaule. Son épaule qui portait sa nuque épaisse, sa nuque épaisse qui soutenait sa mâchoire, sa mâchoire qui s'éclipsait dès que l'on apercevait son regard. Il était là. Tel un phénix, sans grâce et sans flamme et pourtant renaissant de l'eau et de la cruauté. Le corps déchiré. Chaque déchirures étaient autant de traits. Ça le rendait solide, plein, complet, fort.

Râle d'agonie. Pourquoi Erwan avait-il l'impression de s'effondrer ? Pourquoi les coups ne le renforçaient-ils pas ? Pourquoi avait-il l'impression de s'éparpiller au vent ?

Suite à l'altercation avec Raphaël, les choses ne s'étaient pas dégradées comme il s'y attendait. Il faisait très attention à ne pas le regarder. C'était important parce que Raphaël était beau et qu'il n'était qu'un dégénéré dont l'entre-jambe s'éveillait lorsqu'elle aurait dû rester flasque et molle. En tout cas, c'est ce qu'il se répétait, se jetant à la figure autant si ce n'est plus d'insultes qu'il n'en recevait de la part des autres élèves. Raphaël ne parlait quasiment plus. Il se débrouillait pour ne pas avoir à demander d'aide et pour autant qu'il le sache, sa scolarité se passait plutôt bien.

Erwan ne lui en voulait pas. Il se disait que c'était normal après tout, il se dégoûtait lui-même, comment ne pas dégoûter les autres ? Ses parents l'aimaient trop pour comprendre tout ça. Ils étaient aveuglés. Quand Raphaël posait les yeux sur lui, il devait bien voir sa monstruosité. Mais Raphaël se trompait au moins sur un point. Il ne le pensait pas homophobe ... Il était juste ... normal. Un type normal qui regardait quelqu'un qui ne l'était pas. Attention, le problème ce n'était pas juste qu'il était gay ... le problème était bien pire que ça. Le problème, c'était qu'il était Erwan.

Parfois, le soir, Raphaël passait devant lui. Il était, torse nu comme toujours, comme si ce n'était pas embêtant. Erwan avait envie de le maudire alors que dans le creux de ses reins, l'envie naissait. Elle était horrible et terrifiante. Elle lui rampait dans le dos. Elle plantait ses crochets dans ses flancs, lui arrachant des frissons et laissant son cœur paniqué. Il tambourinait comme un fou dans sa poitrine, comme pour tenter de déloger l'envie, mais elle le mordait de toute part et entre ses cuisses, son sexe lui répondait, avide. Alors, il se pinçait. Il attrapait la peau de ses bras, de ses cuisses, de son ventre, il serrait de toutes ses forces tout en appliquant une torsion. La douleur était éclatante. Elle laissait des traces bleutés au milieu des hématomes plus importants. Peu importe la couleur de ses baisers, l'important était que le monstre refluait. L'envie disparaissait petit à petit alors que les larmes lui montaient aux yeux. Ce n'était pas tant la douleur qui les lui arrachait, il avait l'habitude de la souffrance. C'était la honte.

Quand la journée avait été particulièrement dure, il se cachait pour pleurer, parce que Raphaël avait raison. Il l'avait bien cherché. C'était lui qui avait tout commencé avec Terrance. C'était de sa faute. C'était forcément de sa faute. Ça n'arriverait jamais à quelqu'un comme Raphaël. Malheureusement, les journées difficiles s'enchaînaient avec une vitesse de plus en plus impressionnantes. Rebecca était de pire en pire et certains de ses victimes, sans doute pour se faire bien voir d'elle avaient commencé à se retourner sur lui. Il avait mal de partout. Il avait envie de pleurer continuellement. Mais il s'acharnait à continuer de vivre. Il s'acharnait à faire renaître son protecteur. À présent, il le gardait caché dans son armoire fermée à clé. Il ne le sortait que le soir, quand il ne risquait plus de se faire déchirer. Il avançait beaucoup plus lentement, mais il avançait toujours. Un pas après l'autre.

Il y avait pourtant cette boule dans son ventre. Ce truc qu'il avait envie de hurler au visage de Raphaël. Il se retenait de le faire parce que ce n'était pas juste, parce que Raphaël avait raison et pourtant ... Pourtant, il voulait lui crier qu'il n'avait jamais voulu ce qui était arrivé avec Terrance. Il n'avait jamais voulu ce qu'il s'était passé. Mais c'était Raphaël qui avait raison. C'était de sa faute et tout ce qu'il pouvait faire, c'était de se taire en espérant que jamais Raphaël ne finisse comme Terrance. C'était le seul espoir qu'il pouvait vraiment porter. Que jamais ces deux hommes ne se confondent. 

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant