L'appréhension

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Les jours qui suivirent furent étrangement similaires les uns aux autres et étrangement, similaires aux précédents. La seule différence était que le soir, Raphaël s'emparait de ses planches et travaillait dessus. Pas une fois Erwan n'osa aller regarder par-dessus son épaule ce qu'il faisait exactement. Ils ne parlèrent jamais de l'histoire qui serait racontée. Ils ne parlèrent pas des décors souhaités. Raphaël travaillait comme s'il était seul maître à bord et peut-être l'était-il réellement ?

Erwan avançait à travers sa vie comme un zombie, mais les choses étaient relativement stables. Les souffrances devenaient habituelles et attendues. Elles n'avaient rien de surprenantes. Pourtant, un jour, en traçant l'organiseur il nota qu'ils changeaient de mois ... et un long frisson remonta dans sa colonne. Ce serai bientôt le moment. Si on lui avait demandé de parier, il n'aurait jamais pensé qu'il pourrait tenir jusque là dans l'épreuve d'endurance infernale qu'était devenue sa vie.

Au début, il crut que l'arrivée de ce nouveau mois n'avait rien changé, puis les cauchemars se glissèrent jusqu'à lui. Il se réveillait en sueur, tremblant de tout son corps, les joues inondées de larmes. Nuits après nuits, il se réfugiait dans la salle de bain et tentait d'étouffer sa peine alors que les souvenirs affluaient. Parfois, ça réveillait Raphaël. Il s'installait sur les toilettes et restait là à l'observer silencieusement. Erwan avait essayé beaucoup de choses pour le faire partir. Ça ne fonctionnait pas. Une nuit, il lui avait dit, vaincu par l'épuisement :

- Va-t-en ... Tu sais que je le mérite ...

Raphaël avait juste dit "oui" mais il n'était pas parti. C'était peut-être pour l'humilier. Peut-être parce que Raphaël était trop gentil, se disait parfois Erwan. Gentil à lui en faire mal.

Cette nuit là fut comme les autres. Plongé sous sa couverture, la tête enfoncée dans un oreiller couvert de sa propre transpiration, il tremblait. Il se revoyait là-bas, les mains sur lui. Il touchait Terrance. Ses doigts glissaient sur la peau. Ses lèvres l'embrassaient. Terrance gémissait. Il disait "non", il disait "pas comme ça". Du plus profond de son esprit, Erwan savait comment tout cela allait finir et il ne voulait pas le voir. Il ne voulait surtout pas le voir. Mais il ne parvenait pas à se réveiller et sentait les frissons qui lui remontaient le long de ses bras. Il sentait son ventre qui se contractait et le gémissement qui allait franchir ses lèvres. Déjà, il l'entendait.

Il s'agita tellement dans son sommeil qu'il parvient à en sortir. La nausée le foudroya, il se leva et partit en courant jusqu'aux toilettes. Il leva le couvercle juste à temps pour pouvoir y vomir. Il se dégouttait, il se dégouttait tellement. Ce qu'il avait fait été impardonnable.

Il souffla de soulagement en se rendant compte qu'il n'avait pas réveillé Raphaël pour une fois. Il se nettoya la bouche comme il put, sans oser croiser son regard dans le miroir. Il le savait depuis longtemps, mais il s'était menti à lui-même. Il ne voulait pas l'entendre, là dehors, tous ceux qui le poussaient et les blessaient de mille façons : ils avaient raisons. Il n'avait que ce qu'il méritait.

Il retourna dans son lit, trempé. Ça le répugnait, mais il ne méritait pas mieux. Il resta là, à observer le plafond. Il ne voulait pas se rendormir. Il ne tiendrait pas tout le mois ou même simplement la semaine sans dormir mais seul l'épuisement lui ferait fermer les yeux. Il avait trop peur de replonger dans les cauchemars. Il sentait encore sa peau au bout de ses doigts. Il sentait toujours son odeur. Il avait envie de hurler. Pourquoi son esprit le ramenait à ça ? Pourquoi il ne pouvait même pas se l'épargner ? Quel genre de monstre était-il pour s'imposer toute cette souffrance ? Il n'avait aucune de ces réponses, mais de plus en plus de questions tournaient dans son esprit à mesure que le sommeil venait à manquer.

Il coupa son réveil avant qu'il ne sonne, comme il l'avait fait la veille. Il avait pu voir les minutes passer, les unes après les autres, d'une heure du matin jusqu'à l'heure du lever. Il n'avait pas assez dormi. Ou peut-être avait-il trop dormi pour avoir la moindre chance de se reposer ? Les journées passaient dans une brume relative, parfois éclairés par de la douleur, de la honte, de la peur ... Erwan savait bien qu'il aurait dû s'y soumettre, mais il ne pouvait pas s'empêcher de se faufiler, d'essayer d'y échapper. Il n'était pas brave. Il n'était pas fort.

Au fur et à mesure que la date approchait, il avait de plus en plus peur. Peut-être parce que les souvenirs lui revenaient d'autant plus nettement. Peut-être parce qu'il avait l'impression de ne pas être le seul à se souvenir. Les autres y pensaient. Ils le regardaient avec de la haine dans les yeux. Ils le détestaient. Il se détestait tout autant. Il aurait aimé le leur dire, mais il n'y parvenait pas. Sa gorge restait tellement nouée que même les sanglots avaient du mal à passer.

Ce soir-là, en rentrant, il tremblait comme une feuille. Il avait envie de se faire porter pâle. Il avait envie d'appeler ses parents et de leur dire : "pas demain, ne me forcez pas à y aller demain." Il avait envie de se cacher, de sortir du lycée et de se planquer dans une ruelle sombre afin que personne ne le retrouve. Il avait envie de disparaître. De cesser d'exister. Tout serait tellement plus simple s'il cessait d'exister. Il ne s'agissait même pas de mourir. Mourir, ça demandait un effort. Non, lui, il voulait juste disparaître, n'être jamais venu au monde, n'avoir jamais vécu la moindre de ses secondes.

Personne ne disparaissait ainsi -a priori-, bien que dans le cas contraire, qui aurait pu en témoigner ? Alors, il tentait de se calmer. Il se murmurait des mots à lui-même, doucement, tout en se caressant les bras dans une tentative de réconfort étrange.

- On a ce que l'on mérite. J'aurais ce que je mérite. Rien de plus. Rien de moins. Juste ce que je mérite pour être ... ce que je suis. Ce n'est qu'une journée à passer ... Après ce sera derrière et je serais peut-être un peu meilleur. Juste un peu ... Au moins un peu ... Je serai un peu moins ... gay. J'aurais un peu moins ... de ces désirs ...

Les larmes affluèrent alors qu'il se demandait pourquoi est-ce qu'il ne pouvait pas juste décider de ne plus l'être, pourquoi il ne pouvait pas s'en débarrasser comme on jette un truc sale et dérangeant à la poubelle ? S'il l'avait pu, il l'aurait fait. Puis il serait allé les voir en s'excusant et en le leur promettant : il était désolé de ne pas l'avoir fait plus tôt.

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant