A la tête du groupe qui le malmenait, il y avait Rebecca. C'était son nom. Rebecca. Elle avait un sourire froid qui venait parfois le hanter. Elle était toujours accompagnée de ses amis -Lydie, Mathilde et les deux monstrueux Tom et Justin-. C'était ces derniers qui bousculaient Erwan, mais ce qu'il craignait le plus, c'était son sourire. C'était sans doute idiot, mais elle avait l'air heureuse de la souffrance des autres. Il avait la sensation glaçante de voir la mort quand il la croisait et que ses yeux se mettaient à briller, exprimant une joie profonde devant la détresse humaine. Sa détresse à lui.
Il avait donné son argent, presque soulagé d'en avoir pour les calmer. Il devrait se passer des bouquins qu'il avait prévu d'acheter. Quand ils l'abandonnèrent finalement le long du mur, ce fut sans doute parce qu'ils avaient repéré Raphaël, Zach et les autres.
Ces groupes ne s'appréciaient pas. Généralement, Rebecca et ses acolytes déguerpissaient quand ils arrivaient. Mais depuis quelques temps, lorsque Erwan était la victime, ils attendaient. Spectateurs muets. Si jamais ils protégeaient les autres consciemment -ce dont Erwan n'était pas certain- ils avaient clairement décidé que lui n'en valait pas la peine. Il ne pouvait pas se plaindre, au moins, ils ne venaient pas prendre leurs tours. Ils se contentaient de regarder sa déchéance sans la moindre empathie. Parfois, juste après, ils le suivaient. Cela ne faisait que rendre leurs absences au moment où il aurait eu besoin d'aide d'autant plus criarde. Ce fut le cas ce jour-là. Erwan les entendaient derrière lui. Il entendait leurs pas et leurs mots, mais il ne se retourna pas.
- Ça donne quoi avec la salope ?, demanda Zach.
Salope, ça semblait être le mot qu'ils préféraient employer pour le désigner. Ils parlaient de lui. Si jamais Raphaël se plaignait, cette journée allait virer au cauchemar. Il le savait pertinemment. Il avait même été surpris qu'elle soit si calme jusqu'à présent.
- Bah ... je gère.
La réponse laconique offrit un nouveau souffle à Erwan. Ça ne lui permit pas de retrouver son appétit, perdu depuis longtemps, mais il put se glisser dans un coin et grignoter lentement sans que personne n'ait envie de le rejoindre pour une nouvelle séance de menaces. De l'autre côté du self, en plein centre, de temps à autre Raphaël jetait un coup d'œil dans sa direction. Quand il observait Erwan, il ne voyait qu'un mec gringalet, aux poignets désespérément fins et aux traits gracieux. Un vrai piège ambulant qui donnait, un peu trop vite, un peu trop facilement, envie de le protéger. Alors, pour éviter tout ça, il détournait le regard et se souvenait de tous les griefs qu'ils avaient contre lui. La liste n'était pas si longue que ça, mais elle était grave.
- Qu'est-ce que t'en penses ?
Raphaël cligna des yeux, se tournant vers son pote sans comprendre. Quoi ? Il n'avait pas tout suivi. Ils se mirent à rire tout en lui rappelant que derrière les nuages, le soleil avait passé le cap de "midi" et qu'il avait le droit de se réveiller à présent.
- Ok, ok, répètes, je t'écoute.
- On a un travail de groupe à faire..
- Ouais, et ?
- C'est en partenariat avec la classe de ton très cher camarade de chambre.Le ton était si ironique que tous entendirent la liste d'insultes qu'il venait de taire. Il continua.
- Il est doué, non ?
- Lui ? Ouais, mais non.
- Allez, Raph ! Certains aimeraient ne pas louper leur année, tu sais.
- J'm'en fous. J'en veux pas. Trouvez quelqu'un d'autre. Sérieux les gars ... J'ai ma dose.Leurs voix ne portaient pas suffisamment pour qu'Erwan saisisse leurs mots et pourtant il pensait lui aussi au travail commun qu'on venait de leur demander d'effectuer. Il était censé trouver une équipe. Trouver des personnes au sein de sa propre classe était toujours très délicat, mais cette fois, l'exercice était encore pire. C'était dans la section de Raphaël qu'il devait trouver. Il ne les connaissait pas. Il n'y arriverait pas. Ce serait sa première mauvaise note, son premier travail non rendu, peut-être même sa première très mauvaise appréciation sur son bulletin à propos de son incapacité à effectuer un travail d'équipe, mais il ne pouvait juste pas. La moitié de ces personnes le haïssaient ouvertement, une bonne partie des autres lui crachaient leurs mépris au visage dès qu'ils en avaient l'occasion. Les personnes restantes ? Elles choisiraient sans doutes leurs camps entre les haineux et les méprisants s'il tentait de leur parler. Non, il ne pouvait pas.
Est-ce qu'il pouvait débuter un travail en solitaire ? Au moins pour s'avancer ? Tout le monde savait qu'il était un bon élève, il y avait peut-être une chance, une maigre chance que l'opportunisme passe au-dessus de la haine temporairement ? Il prit le temps d'y réfléchir avant de comprendre que non, il ne pouvait pas avancer sans avoir discuté de la partie technique, acquis les contraintes, les points à prendre en compte pour mettre en avant les divers talents du reste de l'équipe. Il était juste coincé. Il essayait de se remémorer les noms et les visages des élèves tout en évaluant ses chances ... Non. La réponse était toujours non.
Quand le réfectoire fut quasiment vide et que du personnel commença à remettre les chaises sur les tables, il se leva et partit. Raphaël n'était plus là depuis un moment, il était retourné avec ses potes dans leur coin habituel. Ils devaient être en train de blaguer, de s'amuser, de sourires, de se sentir bien et forts. L'idée rendit Erwan d'autant plus triste et morose. Est-ce qu'il pourrait négocier avec ses professeurs pour ne pas faire ce travail de groupe ? Sans doute pas. Ce qui était jugé c'était autant leurs compétences propres que leurs capacités à former des équipes, à échanger, à s'entraider. Erwan allait échouer pour la première fois de l'année et ce serait pour une bonne raison : il était nul suivant ces critères.
Quand il retourna en classe, il entendit les autres élèves qui parlaient du fameux projet de groupe. Certains avaient déjà trouvé une ou plusieurs personnes avec qui travailler dans les autres classes. Certains bossaient à deux, d'autres avaient formés des groupes énormes de cinq ou six personnes. Il attendit, le cœur battant un peu plus vite, espérant que quelqu'un -n'importe qui- vienne le chercher. Il pourrait aider. Il était doué dans ce métier. Il pourrait ... Personne ne vient et il resta seul. Il pensa juste à la solitude qui l'enserrait, compagne à l'étreinte mortelle et à tous les personnages qui envahissaient ses carnets. S'ils pouvaient en sortir, il deviendrait quelqu'un de très populaire. Il aurait des tas d'amis. Il pourrait sourire au lieu de se retenir de pleurer. Oui, mais ses amis resteraient sur le papier, car il habitait une réalité triste et morne où seule la solitude pouvait exercer ses terribles talents.
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La poésie de l'encre
RomanceIl y a Solitude, d'un blanc éclatant, elle ne se laisse pas oublier. Elle a noué ses grands bras comme des voiles autour de ses épaules. Il y a Silence, il a l'habitude de passer inaperçu, mais un jour ou l'autre, il deviendra assourdissant. Il y a...