La malédiction

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Erwan frémit. Raphaël se plaignait qu'il n'arrivait pas à se débarrasser de lui sérieusement ? Il aurait pu en dire autant à son sujet ! Mais en même temps, il le comprenait. S'il l'avait pu, il se serait bien débarrassé de lui-même. Quand il avait compris qu'on allait lui mettre un camarade de chambre, il avait espéré devenir son ami. Il avait espéré que ça le sortirait de l'impasse dans laquelle il vivait. Raphaël faisait totalement l'inverse. Il le faisait replonger au plus profond des ténèbres, aux côtés de ses propres démons. Faiblement, Erwan se contenta de répondre :

- Je ne fais pas exprès.
- C'est ton excuse favorite ?

Il ne répondit pas. C'était malheureusement la plus stricte des vérités, il ne faisait pas exprès. Il n'avait jamais voulu être gay. S'il ne l'avait pas été, rien de tout ça ne se serait produit. Il n'aurait pas été isolé dans une chambre à part. Il ne se serait rien produit avec ... Il ferma plus fort les yeux. Il ne voulait pas y penser.

Raphaël soupira tout en s'écrasant sur son lit. Il hésita un moment, puis lança sa musique. La voix de Kiss retentit dans l'air, faisant sursauter Erwan. Peu importe. Raphaël laissa le rythme de fond l'entraîner à toute allure. Il tenta de se caler là-dessus, en oubliant tout le reste, histoire d'avoir au moins une impression de mouvement, une envie de remuer. Elle monta sans difficulté. La musique avait toujours cet effet là sur lui.

Quand il reprit le contact avec la réalité, il remarqua le regard de l'autre garçon sur lui. Il semblait perdu dans ses pensées. Il était exagérément pâle. Est-ce que cet idiot mangeait au moins ?, se demanda-t-il. Il venait au réfectoire, mais Raphaël n'était pas sûr de l'avoir déjà réellement vu consommer quoi que ce soit. En même temps, il ne faisait pas particulièrement attention aux habitudes des autres. Il soupira et en réponse, Erwan sursauta et rougit, comme s'il était gêné.

- Allez. File moi un de tes dessins., finit par lâcher Raphaël.

Il avait d'autres trucs à faire, bien entendu. Il pourrait travailler sur ses devoirs de technologies ou d'anglais d'ailleurs. Néanmoins, il n'en avait pas forcément envie et surtout, le truc le plus pressé qu'il avait à faire, c'était ce boulot-là.

Il en voulait à ses potes pour ça. Ils savaient parfaitement qu'il refusait de dessiner dans ce bahut. Il avait presque totalement abandonné le dessin lorsqu'il avait été refusé dans les classes de graphismes. Il n'était pas assez bon. Ses notes étaient trop basses avaient-ils dit. Il ne l'avait pas bien prit du tout. D'autres étaient passés avec des notes similaires, c'était donc que sa plume ne leur convenait pas, mais qu'ils n'avaient pas osé le lui dire. Il avait presque tout raccroché à ce moment-là.

Il avait continué, chez lui à l'abri des regards. Dans le secret, il sortait ses feuilles et prenait le temps de se laisser aller sur le papier. Ses potes étaient au courant. Il ne leur avait pas caché. Comme Erwan ne répondait pas plus qu'il ne bougeait, il alla lui-même ramasser l'un des dessins.

Quand il se pencha sur le bureau, il vit que le garçon se détournait légèrement, totalement crispé. Un peu comme s'il s'attendait à ce qu'il le frappe. Ou peut-être qu'il se retenait de refuser de lui confier ses dessins. C'était ridicule et en plus d'être idiot, Raphaël trouvait ça vraiment humiliant. Il ne le cognait pas après tout. Il se fit la réflexion qu'Erwan était une vraie diva, à faire son cinéma. Ça ne l'empêcha pas de prendre le dessin.

En soupirant il se posa à son propre bureau. À la fin de son cours, il avait récupéré un peu de matériel. Tranquillement, il sortit ses stylos. Comme dans une danse faite de routine, il assouplit sa nuque et détendit ses épaules.

- S'il-te-plait ne ...

Nouveau soupir. Erwan ne comptait donc pas le laisser avancer tranquillement ? Il se tourna vers lui et l'observa. La mâchoire de Raphaël se crispa légèrement, mécontent, en voyant le garçon trembler légèrement. Erwan reprit à voix basse.

- Je n'ai pas beaucoup de planches. Ne travailles pas directement dessus. Je ferai des photocopies ce week-end ou ... je t'enverrais les scans ...

Raphaël secoua la tête de dépit et sans répondre, il se mit à travailler. Erwan le prenait pour un imbécile finit visiblement. Il continua jusqu'au couvre-feu. Si Mike fut surpris, il n'en dit rien. Il se contenta de regarder la forme qui tremblait vaguement sous sa couette. Erwan vivait mal cette cohabitation, tout le monde le savait, peut-être même le directeur. Mais en soit, les résultats étaient là. Raphaël lui promit de tout éteindre d'ici cinq minutes. Il ne semblait pas préoccupé par l'état de son camarade de chambre. L'avait-il seulement remarqué ?

Sous sa couverture, Erwan se sentait mal. Ses dessins, c'était "à lui". C'était peut-être son seul moyen d'expression, tout ce qui l'aidait encore à avancer. Il n'était pas prêt à voir les doigts de Raphaël dessus. Il avait pensé, idiotement que l'autre jeune homme lui montrerait ce qu'il savait faire et qu'ils en discuteraient. Erwan avait cru qu'il aurait son mot à dire, pas qu'il se ferait ainsi déposséder. Il avait eu envie de hurler ou de le supplier. Il ne pouvait plus crayonner dehors. Il ne pouvait plus se perdre dans ses dessins pendant la majeure partie de la journée. Il se réfugiait entre leurs traits en rentrant le soir, mais voilà qu'on les lui prenait.

Tout, on allait tout lui arracher. Chaque petit bout de lui se ferait écorcher. Il s'effriterait lentement et les autres continueraient à le blesser ... Les larmes se mirent à couler les longs de ses joues alors qu'il se fustigeait. Petite chose fragile qui pleurait pour rien. Il était débile, voilà tout. Il accordait de l'importance à des choses qui n'en avaient pas.

Ses dessins n'avaient pas d'importances.
Le bien-être qu'il trouvait en les faisant, aucune importance.
Le soulagement, le calme, tout ce qu'il ressentait en dessinant, aucune importance.
Parce qu'au final, lui, il n'avait aucune importance.

Erwan, aucune importance., se murmura-t-il en conclusion comme on souffle une malédiction. Les larmes se remirent à couler plus fort et il dut plaquer une de ses mains contre sa bouche pour taire le sanglot qui le traversa. 

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant