Le choc

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Raphaël s'endormait sur place. Il était épuisé. Le repas -sans doute bref- avait été trop long. C'était moins fatiguant qu'une énième conversation pénible avec son père, mais quand même difficile. Il avait été soulagé que la soirée soit enfin terminée. Pouvoir s'allonger sur le lit de camp était une bénédiction. Erwan avait eu l'air gêné quand il était rentré dans sa chambre, gêné de le voir là, ... mais Raphaël n'y avait pas fait vraiment attention. En faites, à peine enseveli sous la couette, il s'était endormi profondément.

A côté, Erwan avait surtout regardé le plafond. Depuis combien de temps n'avait-il pas reçu un "camarade" à la maison ? Depuis combien de temps n'avait-il pas invité quelqu'un chez lui ? Il l'avait fait bien-sûr, comme tout le monde. Surtout quand il était tout petit. En grandissant, cela avait été plus difficile et en se découvrant lui-même, il avait peu à peu arrêté. Il ne se sentait pas bien d'avoir Raphaël avec lui dans sa chambre. Que se passerait-il si quelqu'un l'apprenait ? Est-ce qu'ils s'en prendraient aussi à Raphaël ou juste un peu plus fort à lui ? Est-ce qu'ils allaient le lui reprocher ? Bien-sûr qu'ils le feraient. Ses parents avaient dit qu'il n'avait pas à y retourner ... Il avait le droit de fuir. Comme si c'était une solution. Le seul problème c'était lui et on ne peut pas vraiment se fuir soi-même.

Bien-sûr, au petit jour, ses cernes étaient épaisses et sombres. Cela donnait l'impression que ses joues étaient encore plus creusées que d'habitude et que son teint était cireux. Il avait l'air malade et à dire vrai, Erwan ne se sentait pas bien. Il aida néanmoins ses parents à dresser un petit-déjeuner digne de ce nom tout en les prévenant que Raphaël n'était vraiment pas du matin. Marie se retint de lui demander s'il était davantage 'du soir', parce que ce jeune homme ne lui avait pas fait une excellente impression. Si Erwan était stressé de leur réaction, c'était peut-être parce qu'il était attaché à lui. Ce serait une bonne nouvelle, estimait Marie. Peu importe qu'il apprécie un saint, un scout, un bon élève ou un voyou de bas-étage ... Tant que ça le sortait un peu de sa morosité, ce serait une excellente chose.

Raphaël fit de son mieux pour faire bonne figure. Il avait l'habitude des regards en coin sur ses piercings, sur ses vêtements noirs ou sur ses chaussures. Sauf que lui, il les appréciait ses piercings, ses fringues et ses godasses. C'était tout ce qui importait. Il pouvait néanmoins comprendre que des parents aient envie de voir leur gosse en sécurité après une telle agression. Alors il tenta de sourire, d'ouvrir les yeux et d'avoir l'air réveillé. Erwan, juste à côté, essayait de répondre à sa place.

- Maman, on va bosser sur le projet commun. Je t'en ai déjà parlé. C'est un roman graphique qui permettra de mettre en valeur différentes techniques d'imprimeries.
- Oh et quelle est ta spécialité Raphaël ?
- L'encre., répondit-il d'une voix un peu roque.
- L'encre ?
- Oui.

Un long silence plana dans la pièce, lui permettant de comprendre qu'il allait devoir développer un peu plus. Il se retint de soupirer et continua tout en se servant un peu plus de café.

- Il existe différents types d'encres. Habituellement on imprime le jaune, le cyan, le magenta et le noir.
- Pas de blanc ?, relança Marie, entendant la voix qui s'éteignait.
- Le blanc, c'est souvent la couleur du papier. On laisse les zones nues.
- Oh ! D'accord. Et vous n'imprimez pas toujours comme ça ?
- Non ... Parfois on utilise des encres spéciales. Des couleurs pantones. Des couleurs métallisées. Et puis ... y'a des encres plus ou moins écolos ... Des encres qui ont de meilleurs rendus. Ou plus ou moins difficiles à sécher.
- Ça a l'air complexe.

Raphaël s'arrêta tout à fait et haussa des épaules. Complexe ? Il n'en savait rien. Y'avait juste un paquet de pots et poussé par la curiosité, il avait commencé à fouiller. Il aimait bien ça, les encres.

- Je suppose que tu n'as pas besoin d'Erwan pour travailler sur cette partie là ?
- Hum ? Oh non. Je bosse les décors et la colorisation des planches. Les gars ont préféré que ce soit moi.
- Tu dessines alors ?

Nouveau haussement d'épaule qu'il accompagna d'un "je suppose" mal à l'aise. Erwan prit le relais et tant mieux. Il n'avait pas envie de parler de ça, même s'il était ici pour gribouiller. La table finit néanmoins par se vider pour leur faire un espace de travail digne de ce nom même si les parents leur rappelèrent de nombreuses fois de ne pas oublier de faire des pauses, de penser à grignoter aussi souvent que possible, ... Autant de conseils qui n'étaient destinés qu'à rappeler à Erwan qu'il était encore en convalescence. Puis, ils s'éclipsèrent gentiment, rejoignant leurs propres activités.

Ce ne fut qu'une fois qu'ils eurent disparut que Raphaël consentit à sortir la pochette à dessin qu'il avait traîné avec lui. Il la déposa sur la table et sortit des trousses. Il avait pas mal avancé de son côté. Idéalement, il faudrait qu'Erwan valide, mais ils n'auraient sans doute pas le temps de revenir dessus et de tout retravailler si ça ne lui plaisait pas. Alors, il ne faudrait pas qu'il soit trop exigeant.

Erwan avait une boule au ventre. Il ne savait pas ce que Raphaël avait fait de ses dessins. Est-ce qu'il les avait massacré ? Il avait dû en abîmer un certain nombre, mais à quel point ? Est-ce qu'il avait tout dénaturé ? Il glissa ses doigts sur l'élastique vert qui refermait la pochette. Il hésitait. Il n'avait pas envie de contempler le carnage.

- Tu fais chier., cracha alors Raphaël.

Erwan se raidit totalement. Qu'avait-il fait de mal ? Il ne comprenait pas. Son regard, un peu écarquillé, dû le dire pour lui, car l'autre jeune homme reprit.

- Sérieusement, ouvre avant de juger. Je suis peut-être pas un artiste talentueux comme monsieur, mais ça va pas te tuer de regarder.

Erwan se mordit la lèvre et ouvrit précipitamment le carton. À l'intérieur, il y avait des dizaines et des dizaines de planches. Il déglutit en voyant la première feuille. Elle présentait une recherche graphique au crayon papier. Ce n'était ni propre, ni soigné. Il cligna des yeux sans vraiment comprendre. De quoi s'agissait-il ?

Il tourna la page et trouva une autre recherche tout à fait similaire. Combien y en avait-il ? Erwan saisit un lot de feuilles et le tourna, cherchant à dépasser les essais de Raphaël pour arriver à ses propres planches. Son geste resta suspendu. Il venait de dévoiler une page différente des autres.

C'était l'une de ses planches, retravaillés par Raphaël. Il se figea. Il y avait des couleurs de partout. C'était tellement différent de tout ce qu'il avait pu envisager. Son protecteur était là, totalement modifié, presque défiguré. Il était là et pourtant, ce n'était plus son protecteur. C'était affreux. C'était une impression qu'il n'avait jamais eue. Comme un coup au cœur. Il se sentit une nouvelle fois dépossédé et il détesta ça.

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant