Bonus : paranoïa

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note : On poursuit avec le Writober 2018, j2 : Paranoïa.

La chanson résonnait dans tout l'appartement, assez fort pour couvrir le bruit des machines en dessous. Erwan grimaçait par moment, malgré les années qui passaient, la musique qu'aimait Raphaël lui paraissait toujours aussi étrange. Quand il décidait de se plonger pleinement dedans et qu'il tournait le volume à fond, les choses devenaient plus compliquées encore.

Erwan ne pouvait pas râler ou lui demander de mettre son casque. La chanson qui passait était celle qu'ils devaient illustrer en jaquette. C'était également la chanson pour laquelle il faudrait effectuer un clip animé. Un défi technique devant lequel Erwan se sentait tout simple submergé.

La chanson s'appelait « Paranoïa ». Erwan avait imprimé les paroles et il tentait de s'en imprégner au mieux même s'il peinait à les distinguer à l'oreille. Il se blottit un peu plus dans leur petit canapé et tira un plaid sur ses genoux. Alors que Raphaël relançait la chanson pour la énième fois, il tenta de lire les paroles au rythme de la voix gutturale qui se faisait murmure.

« Paranoïa. Paranoïa. Observe autour de toi.
Des yeux pleins la tête. Des regards qui se répètent.
Paranoïa. Paranoïa. Ne te déconcentre pas. »

Erwan frissonna alors que le chanteur glissait ces mots avec une sensualité qu'ils n'avaient pas. Il connaissait ce sentiment. L'impression d'être surveillé de toute part, d'être minuscule et impuissant. Cela avait duré plusieurs années durant sa scolarité et même aujourd'hui encore, parfois, ce sentiment le prenait au corps comme une évidence désagréable.

« Ils parlent de toi. Ils pensent à toi.
Ils sont tous là. Ils vont où tu vas.
Ils rient de toi. Ils ne voient que toi.
Ils piétinent ton ombre. Ils attendent que tu sombres. »

Peut-être que la solitude n'avait pas été sa seule compagne finalement, peut-être qu'au creux de son épaule se glissait un autre compagnon, un farfadet malicieux et cruel qui aurait pu lui murmurer ces mots. C'était étrange de se retrouver dans ce texte qui ne lui était pas destiné et de devoir réfléchir à une méthode pour l'imager.

« Paranoïa. Paranoïa. Tes yeux ne voient pas.
Cette voix dans ta tête, c'est tout ce que tu as.
Paranoïa. Paranoïa. Ne pleure pas. Ne te rends pas. »

Est-ce qu'il s'était lui-même mépris à l'époque ? Les coups, les bleus, les bousculades, beaucoup de choses étaient tangibles mais combien de fois avait-il cru être observé alors qu'il ne l'était pas ? Combien de murmures lui avaient tiré des larmes alors qu'ils ne le concernaient pas ? C'était sans doute arrivé bien des fois. Il se rappela les sursauts, les peurs, les craintes, les regards par-dessus son épaule.

Tout cela était encore si vif dans sa mémoire, si évident. C'était comme une marque indélébile qui avait été enfoncé jusque dans son âme et dont il n'avait pas pleinement conscience jusque-là.

« Ils parlent de toi. Ils pensent à toi.
Ils médisent tout bas. Ils suivent tes pas.
Ils rient de toi. Ils ne voient que toi.
Ils récoltent tes pleurs. Ils sont ta tumeur. »

Les gens et leurs regards. Les gens et leurs mots. Les gens l'avaient rendu malade à l'époque, ils avaient été un fardeau. Un poids composé d'anonymes, de regards vides et de paroles creuses. Un poids sous lequel il s'était écroulé des milliers de fois. Durant des mois, Raphaël n'avait pas compris comment il pouvait se sentir blessé alors que ces personnes ne levaient pas le poing et ne disaient rien. Le jeune homme qu'il était alors en était arrivé à un tel état de faiblesse que le moindre regard suffisait à lui faire du mal.

« Paranoïa. Paranoïa. Une chanson dans ta tête.
Un rythme qui se répète. Ne te retourne pas.
Paranoïa. Paranoïa. Ne t'entête pas. »

Erwan sursauta quand les doigts de Raphaël atteignirent sa joue. Il avait arrêté de déambuler dans la pièce, le regard dans le vide, au rythme de la chanson. Le blond colla un peu plus sa joue dans la main large de son compagnon. Il avait des cals au bout des doigts à force de jouer de la basse. L'instrument était utilisé dès qu'il avait un moment de libre.

« Ils parlent de toi. Ils pensent à toi.
Ils écrivent sur toi. Ils n'attendent que ça.
Ils rient de toi. Ils ne voient que toi.
Ils attendent ta mort. Ils conjurent le sort. »

D'un regard, Raphaël demanda à l'homme de sa vie si ça allait, si la chanson ne lui faisait pas trop de mal et s'il pourrait travailler dessus. Erwan hocha doucement de la tête tout en murmurant qu'il avait quelques idées alors qu'en fond, le chanteur poursuivait.

« Paranoïa. Paranoïa. La vie qui s'égrène.
Et ils sont là. Les yeux qui observent chacun de tes gestes.
Paranoïa. Paranoïa. Jusqu'au coup de ciseau. »

Juste après ces quelques mots, un solo grinçant débuta. Le groupe désirait quelque chose d'assez différent, d'un peu psychédélique dans un monde fantastique. Ils voulaient des monstres et des ombres qui prenaient le pas sur tout le reste. Ils voulaient des personnages aux allures tordues. Ils voulaient des regards et des non-dits.

Erwan attrapa un carnet non loin de lui et se mit à griffonner sous l'œil attentif de son petit-ami. Les projets se faisaient toujours en collaboration mais étrangement, certaines choses étaient restées depuis leur tout premier projet. Erwan faisait un personnage principal, parfois plusieurs, qu'il soit humain ou non et Raphaël utilisait son dessin comme un terrain de jeu. Il l'obscurcissait, il l'éclairait, il le montrait sous un nouveau jour. Pire, cet accompagnement était toujours juste comme si Raphaël parvenait à comprendre exactement le fond de sa pensée.

Ce n'était pas que sur le papier que ça se passait ainsi. C'était également le cas dans leurs vies communes. Ils avaient appris à communiquer ainsi et grâce à cet homme, Erwan se sentait beau. Il se sentait fort. Il avait l'impression d'avoir de la valeur et d'être important. Au moins pour lui.

Raphaël l'embrassa tendrement au niveau de la tempe avant de tirer un autre carnet de croquis près de lui et de faire une recherche graphique très différente de celle d'Erwan. Les lignes de basses, profondes et vibrantes, il se demandait comment les traduire sur le papier. Quel type de trait poser pour habiller tout ça ? La sono crachait le morceau suivant, les immergeant dans l'ambiance de l'album.

Épaules contre épaules. Flancs contre flancs. Se reposant presque l'un sur l'autre, le couple de dessinateurs travaillait, le sourire aux lèvres. En dessous d'eux, l'imprimerie ronronnait doucement.

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant