Erwan ne sentait que la boule qui avait enflé dans sa gorge. Il n'arriverait jamais à pousser les mots. Il n'arriverait jamais à dire tout ce qu'il aurait fallu dire. Par moment, il aurait aimé que Raphaël sache déjà, qu'il soit au courant d'absolument tout jusque dans les plus petits détails, pour que ce soit derrière lui, pour qu'il n'ait plus à lui poser la moindre question.
Sans trop réfléchir, il saisit son téléphone et commença à écrire. C'était plus facile ainsi, parce que ses doigts parvenaient à bouger. Et puis, parce qu'il ne s'adressait pas à Raphaël et à ses yeux trop sombres qui le jugeait. Il parlait à Raph, le Raph du téléphone, celui qui était gentil et qui s'amusait à mal écrire pour l'embêter. Celui qui ne s'énervait pas, peut-être juste parce que Raphaël prenait le temps de se calmer et de mâcher ses mots avant de lui répondre.
Il tapa, sans vraiment y réfléchir. Il tapa la vérité. Il tapa ce qu'il avait toujours tu et envoya message après message.
"J'étais en première année quand j'ai su que j'étais gay. Je pensais pas que c'était un problème. Terrance était là. Il était mignon. Il me plaisait, mais j'ai pas osé."
Le téléphone vibra et sans un mot, Raphaël le saisit et lut le début de la romance. Erwan et Terrance. Terrance et Erwan, comme une évidence. Les mots dansaient sur son petit écran pixelisé. Le message suivant arriva avec une vibration caractéristique.
"Il me parlait, il m'invitait à rejoindre les autres. J'allais de partout avec lui. Il me plaisait, mais je n'ai jamais cherché à le lui faire savoir. Un jour, il est venu me voir et m'a dit que je lui plaisais, qu'il voulait aller plus loin avec moi."
Erwan continua de taper. Il tremblait. Il loupait des touches. Il avait de plus en plus de mal à écrire.
"Je n'étais pas prêt à me mettre avec quelqu'un. Je pensais que j'étais gay, mais je n'avais jamais été avec un autre garçon. J'ai dit non. Il a demandé encore et encore. Il a dit que c'était de ma faute, que c'était moi qui lui avait fait ça et qu'il fallait que j'assume."
Raphaël continua à lire, sans comprendre. Ce n'était pas l'histoire qu'il attendait. Il releva le visage et vit les larmes qui brouillaient les yeux d'Erwan. Il continuait à taper, laissant cette barrière virtuelle entre eux.
"J'étais pas d'accord ... mais c'était de ma faute, j'ai pas su lui dire correctement que je ne voulais pas."
Erwan sursauta totalement quand les doigts de Raphaël se posèrent sur sa main rompant nette la barrière virtuelle entre eux. Erwan s'effondra en sanglots contre lui et sans poser la moindre question, Raphaël referma ses bras autour de lui dans une étreinte douce.
Il mit longtemps à comprendre la litanie de mots qui s'échappaient doucement entre deux sanglots, puis il identifia les mots. "Je ne veux pas que ça recommence." Il n'arrivait pas à y croire. Terrance n'était pas ce genre de gars, mais il sentait suffisamment la détresse d'Erwan pour comprendre où se situer la priorité.
Le garçon tremblait comme une feuille. Quand Raphaël décida de le conduire dans sa chambre pour le mettre sous une couette, les "Je ne veux pas !" se firent plus désespéré déconcertant totalement Raphaël.
- Je vais rien te faire. Hey ! On dort dans la même chambre depuis un moment. Je sais me tenir.
- Me cogne pas.Raphaël soupira tout en le poussant doucement sur le lit et en rabattant rapidement la couette sur lui avant de se coucher au-dessus de la couverture.
- Je veux pas. Je te jure que je veux pas. Je fais pas exprès.
- J'ai entendu. Je te ferai rien.
- Il voulait que je dise oui. Si je disais oui, tout allait bien. Sinon ... J'avais mal. Mais j'avais tellement mal. J'arrivais plus à gérer ... C'est pour ça que je suis allé à l'infirmerie. Mais je savais pas ... Je savais pas qu'elle m'enverrait à l'hôpital ... J'ai jamais rien dit.
- C'est ok, je te crois.Ce n'était que quelques mots, mais ce furent les mots qu'il fallait. Les sanglots se firent plus long alors qu'Erwan s'accrochait aux bras autour de lui. Sous ses doigts faibles, les muscles épais roulaient. Raphaël ne chercha pas à poser davantage de question. Il ne comprenait pas tout. Il n'était pas certain de vouloir tout comprendre sans risquer qu'une violente envie de vomir ne le prenne à son tour.
Jusqu'où était allé Terrance ? C'était lui qui avait envoyé Erwan à l'hôpital parce qu'il refusait ses avances ? Mais il les avait vus ensemble. Heureux ensemble. Est-ce que ce n'était qu'une illusion ? Juste les moments où Erwan cédait pour ne pas avoir plus mal ? Il n'avait pas pu être aveugle à ce point. Ou peut-être que si. Peut-être que les horreurs n'était pas tellement cachées. Peut-être qu'on a juste l'habitude de détourner le regard et de ne pas relier les points.
Une question passa soudain au-dessus de toutes les autres. Elle lui sembla effroyable. Est-ce que depuis plus d'un an, ils reprochaient tous à Erwan la mort de son bourreau ? Entre ses bras, le jeune homme s'était endormi. Vaincu par les sanglots. Raphaël n'osa pas bouger. Il resta là, silencieux comme jamais, perdu dans ses pensées, essayant de rassembler les morceaux d'un puzzle dont il ne comprenait pas le tableau.
Raphaël ne le savait pas. Il ne le saurait jamais. Dans un coffre bien à l'abri, une mère n'avait pas pu se résoudre à jeter la dernière lettre de son fils. Elle l'avait enfermé à clef parce qu'elle ne voulait plus jamais en lire les mots. Ces mots aux courbes à peine dessinées, tout juste jetées sur le papier dans un dernier souffle et qui pourtant la hanteraient à tout jamais.
Son fils n'avait pas voulu vivre l'humiliation d'un procès public qu'il était sûr de l'attendre. Quel procès ? Qu'avait-il fait ? Le directeur avait bien dit avoir des preuves et il avait apporté, à sa demande, des vidéos montrant son petit chahuter un autre garçon. Un certain Erwan. Elle n'avait jamais entendu parler de lui. Tout ce qu'elle savait, c'est que son fils avait honte, qu'il s'en voulait de s'en laisser aller à de pareils sentiments, qu'il refusait de vivre une vie après avoir reçu une pareille étiquette. Quelle étiquette ? De quoi parlait-il ? Elle n'était même pas sûre de vouloir le savoir.
Le procès n'aurait jamais lieu, parce qu'il l'avait décidé. Parce qu'il refusait de céder quoique ce soit. Un sursaut d'orgueil ou une honte sans fin ? Qu'est-ce qui avait emporté son fils ? Qu'est-ce qui l'avait poussé à commettre l'irréparable ? Il disait qu'il était simplement coincé. Qu'il avait joué, mal joué et finalement perdu. Il avait l'air terrorisé. Il avait l'air en colère. Que s'était-il passé ? Sur cette lettre, une dernière phrase, lâchée comme une arme, comme un poison terrible la rongerait jusqu'à la laisser pour morte. Cette phrase c'était : "Je te hais pour ne pas avoir su faire de moi un homme bien."
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La poésie de l'encre
RomanceIl y a Solitude, d'un blanc éclatant, elle ne se laisse pas oublier. Elle a noué ses grands bras comme des voiles autour de ses épaules. Il y a Silence, il a l'habitude de passer inaperçu, mais un jour ou l'autre, il deviendra assourdissant. Il y a...