Le protecteur

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La veille, Erwan était resté le visage bas, à attendre en silence. Il n'avait été d'aucune aide. Pourtant, à cause de cette présence qui lui rappelait qu'il devait travailler, Raphaël avait fait plus qu'il ne l'envisageait. Il n'en était pas fier. Faire ou ne pas faire, quelle importance au fond ? Il n'aimait pas vraiment ses études. Il aurait voulu rentrer dans une autre section, en vain, il avait été refusé à cause de ses résultats trop faibles. Le lycée l'avait pris dans cette "sous-section" mais la seule chose qu'il appréciait ici, c'était de bricoler les machines -chose qui était totalement interdite !-. Une fois, un professeur leur avait montré une vieille machine, une pièce de musée, et là, une lueur d'intérêt s'était réveillée en lui. La machine étant considérée comme dangereuse, il n'avait même pas le droit de l'approcher. La belle affaire.

Il n'était pas poussé par une passion dévorante. Ce matin-là, il sortit parmi les derniers du dortoir, faisant râler les surveillants qui après tout devaient aller en cours eux-aussi. Ils traversaient toute la ville dès qu'ils le pouvaient pour rejoindre l'université. Quand il l'avait appris, Raphaël avait décidé de ne plus traîner. Effort honorable, mais peu concluant, aurait répondu Mike d'un air goguenard. Raphaël n'était tout simplement pas du matin. Se lever aussitôt, puis tenter de manger et suivre des cours, ça ne passait pas. Ses professeurs de l'après-midi avaient plus de chances quelque part. Il s'en foutait toujours autant, mais au moins, il avait les yeux ouverts.

Les remontrances de son professeur de technologie ne le réveilleraient pas davantage. Même avec la meilleure volonté du monde, il ne parvenait pas à faire cet exercice. Il s'agissait pourtant juste d'un pliage de papier, mais il se trompait toujours à un moment ou un autre. De toute façon, c'était ridicule, à présent, les ordinateurs faisaient ça d'eux-mêmes. S'il partait finalement dans cette branche et se retrouvait à faire ce métier -chose qui lui paraissait bien improbable-, il n'aurait jamais à faire un truc pareil ... Alors, à quoi bon ? Quand il l'avait dit, son professeur avait pincé les lèvres d'une façon presque comique avant de lui parler de l'importance de suivre les programmes scolaires et blablabla. S'il comptait le convaincre avec ça, c'était une très mauvaise pioche. Même les trucs réellement et concrètement utiles avaient du mal à trouver grâce à ses yeux.

Un peu plus tard dans la matinée, Madame Bren, lui demanda son devoir et fut très agréablement surprise quand il le lui remit. La veille, face à Erwan qui ne bougeait pas, il avait dû se prendre en main. La première question était par quoi commencer ? Il ne ferait pas tout, beaucoup de choses passeraient simplement à la trappe. Qu'est-ce qui était digne d'intérêt ? Rien. Rien ne l'intéressait en soit. Alors, quoi ? Il n'allait quand même pas tirer au sort ! Il avait finalement pris une décision sur un critère tout à fait arbitraire. Madame Bren semblait prendre ses difficultés scolaires comme un échec personnel en tant qu'enseignante. Elle semblait croire qu'un autre professeur, avec plus de compétences, plus d'intuitions, plus de quelques-choses en tout cas, s'en sortirait bien mieux qu'elle et parviendrait à remettre cet élève à flot. La vérité, c'est qu'il n'y avait rien à faire car le problème ce n'était pas elle. Néanmoins, au moment de faire son travail, il avait choisi l'exercice de madame Bren, juste pour lui épargner quelques angoisses supplémentaires.

Ce n'était peut-être qu'un détail, mais Erwan avait tiqué parce qu'en le faisant, il avait délaissé les exercices d'un professeur qui lui mettrait sans doute deux heures de colle pour travail non fait. Il avait choisi la sanction sciemment, parce qu'il s'en foutait royalement. Le sourire de soulagement qui passa sur le visage de sa professeur, il le loupa : il n'était pas encore assez réveillé. Peu importe, il savait.

Juste après sonnait le repas. Sans attendre, il partit dans les couloirs. Certains de ses potes le suivirent, d'autres les rejoindraient là-bas dehors, dans le coin où ils se réunissaient pour fumer. La sonnerie leurs vrillait les tympans à midi, mais ils n'avaient pas accès au self et à sa nourriture douteuse avant une heure. Ça laissait du temps. Il traversa la cour, se posa contre le mur, à l'endroit où il s'installait toujours et sortit son tabac à rouler. Tranquillement, il se prépara sa clope, savourant la texture du papier sous ses doigts. Une fois qu'il eut inspiré un certain temps -et rallumé par trois fois sa cigarette- il commença vraiment à prendre conscience de ce qui l'entourait.

Il y avait ses potes qui parlaient avec animation du nouveau. Sans vraiment le vouloir, il explosa de rire, ils en parlaient comme si c'était une nana canon qui leur auraient tapé dans l'œil. Quand il le leur fit remarquer, ils se marrèrent aussi. Il y avait toujours une bonne ambiance dans le groupe. La discussion se réorienta très naturellement sur les filles et plus précisément, les filles qui plaisaient le plus. Certains d'entre eux étaient en couple, mais ils n'étaient pas les plus nombreux. Raphaël était célibataire malgré les quelques personnes qui lui tournaient autour. Il disait qu'il préférait rester pote, à la limite, copains de baises et encore, uniquement en toute discrétion. Malgré tout, ce genre de choses se savaient plus ou moins.

Ils continuèrent ainsi à parler de tout et de rien tout en se dirigeant tranquillement vers le réfectoire. Ils avaient faims. Ils n'étaient pas les seuls. Discret et rasant les murs, Erwan était en train de remonter l'allée. Il avait son manteau aujourd'hui et il était sec. De là où il était, Raphaël le vit très clairement se faire aborder par les mauvaises personnes. Il l'observa se faire secouer. Rapidement, il sortit quelques billets d'une de ses poches. Ils disparurent bien vite. Ce n'était qu'un banal racket. Raphaël resta là, avec ses amis, à observer la scène sans bouger.

Ça n'avait pas toujours été ainsi. Autrefois, Raphaël avait soufflé à ses potes qu'ils pourraient juste passer au bon moment pour empêcher ça. À une autre époque, ils avaient avancé, épaules contre épaules, bloquant le groupe pour permettre à Erwan de se faufiler plus loin comme si de rien n'était. Il y avait eu des coïncidences. Beaucoup de coïncidences.

Ils n'aimaient pas que les personnes du bâtiment principal viennent jouer à ça ici. Ils intervenaient toujours, pour la petite Alicia qui plaisait bien à Zach -même si cet idiot ne parvenait pas à le lui dire-, pour les trois geeks maladroits mais adorables, pour ... Pour pleins de monde en faites, l'air de rien, sans un mot et sans attendre quoi que ce soit en retour. Ils le faisaient juste parce qu'ils le pouvaient. Mais ils n'interviendraient plus pour Erwan. Plus jamais. Pas pour quelqu'un comme lui.

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant