Les yeux

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Erwan avait effacé les marques. Pas parce qu'il voulait réellement qu'elles disparaissent : ce n'était pas le cas. Pas parce qu'il en avait honte : oh elles l'humiliaient, mais il le méritait après tout. Il les avait effacées pour éviter que quelqu'un d'autre, quelqu'un qui ne comprendrait pas, n'en veuille à ceux qui les lui avait faites. Si jamais il leur attirait des ennuis ... il ne s'en remettrait pas. Il aurait bien promis de s'achever, mais il ne méritait aucune échappatoire. Il se devait de subir tout ça ... C'était la conclusion à laquelle il était arrivé, au beau milieu de la nuit, alors qu'il regardait le plafond.

Le lendemain, il sentait tous les regards sur lui. Il ne s'était pas faufilé. Il n'avait pas déguerpi. Il marchait en pleins milieux des couloirs et se soumettait à leurs coups. Il s'offrait en pâture.

Aux yeux de Rebecca, Erwan était un monstre. C'était le monstre qui lui avait arraché l'homme qu'elle aimait en secret dans son cœur de jeune fille. Erwan s'était arrangé pour lui plaire et il avait réussi. Erwan avait goûté aux caresses de Terrance. Ça, plus que tout le reste, la rendait folle. Bien-sûr qu'il avait réussi à le détourner du droit chemin. Après tout, deux petits yeux pétillants de malices, un petit nez en trompette, des fossettes et un air de lutin malicieux. Erwan était charmant à l'époque. Son air éteint à présent avait au moins l'avantage de protéger les autres ... Il n'était pas digne des doigts de l'homme qu'elle aimait et il avait tout détruit. Il avait détruit Terrance. Il l'avait tué. C'était tout ce qu'elle pouvait encore voir à présent.

Aux yeux de Mike, Erwan était un élève problématique, qui avait causé du tort autour de lui. Il n'avait jamais eu le fin mot de l'histoire, mais il connaissait les rumeurs et jamais elles n'avaient été démenties. Les "dispositions particulières" qui étaient prises contre lui, l'isolant, était même venue les confirmer. Il tentait d'être juste néanmoins et de ne pas se montrer cruel, mais il pouvait comprendre que les autres prennent moins de recul. À l'impossible nul n'est tenu. Quand il voyait le garçon passait en boitant, en se tenant les côtes ou le regard remplit de larmes, il ne pouvait s'empêcher d'avoir des élans de compassions ... Il les retenait. La bienveillance devait se gagner. Erwan ne méritait que l'indifférence, le mépris ou la violence.

Aux yeux de ses professeurs, Erwan était un garçon attentif et appliqué, dont les problèmes ne se répercutaient pas sur sa scolarité. Ils ne cherchaient pas beaucoup plus loin. Ils ne s'intéressaient pas vraiment à lui, pour diverses raisons. Aussi attentif soit-il, il ne proposait rien de particulièrement intéressant pour autant. Aussi travailleur soit-il, il n'était pas le premier de sa classe. Il manquait de passion.

Aux yeux de Nathaniel, Erwan était surtout bien pratique pour le projet. Il n'aimait pas ce que les autres lui faisaient subir, parce qu'il n'aimait pas la cruauté en soit. Il aurait préféré qu'Erwan soit renvoyé. Cela aurait ressemblé à un semblant de justice. Faute de mieux, il l'utilisait sans vergogne. Il n'avait pas tellement envie de réfléchir aux implications morales de tout ça.

Aux yeux de Zach, Erwan était un mec inintéressant, capable de causer bien des problèmes et qui devrait surtout apprendre à se taire et à obéir. Si Erwan parvenait à écouter un peu ce qu'on lui demandait, après tout, il pourrait peut-être arrêter d'être aussi malfaisant. À ses yeux, Terrance l'avait quand même bien cherché. Il se disait, assez froidement, que l'on récolte ce que l'on sème. Il suffisait de garder un minimum de distance de sécurité avec ce genre de vipère. Ce n'était pas difficile. Néanmoins, quand les autres y allaient trop fort avec Erwan, ça lui déplaisait. Il n'aurait jamais accepté de laisser faire si ça n'avait pas été ce mec. Comme c'était lui, il ne disait rien, mais il n'aimait pas les voir se rabaisser à ça. Erwan n'en valait pas la peine après tout.

Aux yeux de Sarah, Erwan était un élève ridicule qui aidait à entretenir le système et qui savait jouer avec. Il coulait les autres, peut-être par méchanceté, à moins que ce soit sans même s'en rendre compte. Dans tous les cas, Erwan posait des problèmes. S'il disparaissait demain, elle ne s'en porterait que mieux et elle ne serait pas la seule. Parfois, elle parlait de lui avec ses amis. Ils se demandaient si ce qui se disait sur Terrance et son décès était bien vrai. Peut-être bien. Alors, Erwan n'était pas simplement dérangeant, il était inquiétant.

Aux yeux de Raphaël les choses étaient compliquées ... Il avait vu la marque "PD" sur la peau fine d'Erwan. Le garçon l'avait frotté, mais ils y étaient allés tellement fort qu'il avait gardé la marque assez nettement pour qu'il la distingue. Ça l'avait mis en colère. Erwan donnait une si mauvaise image de leur orientation. Bien-sûr que les autres réduisaient le problème au fait que c'était un homosexuel. Le problème n'était pas là. Le problème, c'était qu'Erwan était Erwan. Un gay qui ne s'assumait pas et qui agitait le drapeau de l'homophobie dès qu'il le pouvait. C'était infect, pensait-il. À côté de ça, Erwan était mignon avec ses jolies mèches blondes. Trop maigre, pas assez musclé à son goût, mais trop charmant pour son propre bien.

Raphaël n'aimait pas l'injustice et voir le corps du garçon se tordre sous la poigne des autres, ça ne lui avait pas plus. Il était pourtant resté là, à observer sans bouger. Il n'était pas intervenu. Personne n'était intervenu. Il ne pouvait pas dire qu'Erwan ne l'avait pas mérité. Lui aussi, il avait passé sa journée à repenser à Terrance. Lui aussi il avait eu envie de taper dans la gueule d'Erwan pour ce qu'il lui avait fait. C'était vraiment une salope. À force de le côtoyer, il l'oubliait presque et ce rappel n'était finalement pas de trop.

Alors qu'il marchait dans les bâtiments, Erwan sentait tous ces regards sur lui. Il sentait le poids de leurs jugements. Il avait l'impression que chacun de ces mouvements serait observé, quantifié, jugé et finalement condamné. Il ne pouvait rien faire de bien. Il en était incapable. C'était visiblement la seule conclusion qu'il pouvait en tirer. Il était le méchant de l'histoire et il ne méritait rien d'autres que ce qui lui arrivait.

Erwan méritait la souffrance. 

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant