L'égoïsme

539 90 11
                                    

Zach se rongeait un doigt. Il n'était qu'un putain d'égoïste qui se voyait comme le centre du monde. À force de réflexion, il en était arrivé à cette conclusion et vraiment c'était la seule en tant soi peu valide. Il était inquiet pour le projet commun. Il était inquiet, parce que sans Erwan, le projet tombait à l'eau. Ils ne pourraient pas le finir.

Sa première réaction avait été de penser que le projet était maudit, mais, un mec s'était fait planter. Ce n'était pas rien. Ce n'était pas un élément négligeable. Il ne pouvait pas juste le voir comme un petit imprévu malchanceux.

Si le projet tombait à l'eau, il ne réussirait pas son année. Raphaël avait augmenté ses notes, pas de beaucoup, mais assez pour encaisser une très mauvaise note avec un tel coefficient. Ce n'était pas son cas. Cette note pourrait lui permettre de s'en sortir ou au contraire, le couler.

S'il redoublait, il n'était pas certain qu'il soit repris l'an prochain par le lycée. Pas après autant d'année de cafouillages. Il n'aurait pas son diplôme et devrait se débrouiller sans. Aux yeux de tous, il serait estampillé "débile" pour le restant de ses jours. Raphaël se serait foutu de sa gueule en lui demandant s'il n'avait pas fini de faire sa diva s'il avait formulé tout ça à voix haute.

Oui, peut-être que son angoisse n'était pas légitime. Pas plus que sa honte. Mais elles étaient toutes les deux présentes comme chevillées à son corps. Il en était arrivé à une conclusion toute simple : il fallait demander à Erwan de continuer de bosser sur le projet, même s'il ne passait plus ses propres examens ou peu importe comment il pouvait choisir de s'organiser. Il s'était fait planter dans le ventre, ses doigts fonctionnaient toujours. Il n'avait qu'à prendre une feuille, un stylo et en quelques jours de travail à temps complet, le projet serait finalisé de son côté. C'était cruel. Zach s'en était rendu compte. Maintenant il se disait qu'en plus d'être un cancre, un idiot, un débile, il était un cancre cruel, un idiot égoïste, un débile insensible.

En réalité, il n'était pas le seul à y penser. Ils n'en parlaient pas vraiment, parce que s'ils en parlaient, il faudrait aborder d'autres sujets comme : connaissaient-ils celui qui avait joué du couteau ? Est-ce qu'ils le croisaient ? Un presque meurtrier se baladait-il, là, l'air de rien ? L'idée était glaçante.

Raphaël lui avait un énorme paquet de questions. Le fait qu'Erwan ait choisi de ne pas parler, c'était lourd de sens. À côté de lui Zach s'agitait. Il était en mauvaise posture, tout le monde en avait conscience. Il finit d'ailleurs par prendre la parole, les yeux un peu dans le vague, incapable de construire réellement une phrase.

- On est pas forcé de l'obliger ... Mais on pourrait lui demander ? Peut-être qu'il .. peut-être qu'il attend que ... Merde !

Il se remit à se ronger les doigts, la tête un peu enfoncée dans les épaules, le regard absent, se maudissant d'attacher de l'importance à tout ça. Dans sa poche, Raphaël triturait un papier. Il avait le numéro de téléphone d'Erwan, juste là. Ce ne serait pas difficile de le composer et de lui demander. Peut-être qu'il dirait non, sans doute même, pourquoi dirait-il oui ? À chaque fois qu'ils avaient eu du pouvoir sur lui, ils en avaient abusé. Pourquoi ne se régalerait-il pas à son tour en refusant juste pour voir leurs détresses ?

Non, Erwan n'était pas comme ça, pensa soudain Raphaël et cette pensée, plus que toutes les autres le déconcerta. À quel moment ce type était-il remonté dans son estime ? Se taire n'en faisait pas quelqu'un de bien. Au contraire, il trouvait ça plutôt débile ... Mais s'il n'avait pas dénoncé Terrance à l'époque, alors il n'avait peut-être rien à lui reprocher en réalité. Peut-être que toute la colère et la haine qu'il ressentait parfois en le voyant n'avaient aucun sens.

- Je peux lui envoyer un message. J'ai son numéro.

Tout le monde se figea, en le regardant, soudain intéressé et pourtant mal à l'aise. Un message ? Oui, mais un message pour dire quoi. Une demande pour le projet, ce serait vraiment horrible à recevoir non ? Un "salut, comment ça va ?" n'aurait pas le moindre sens. S'ils prenaient contact avec Erwan, il n'aurait pas la moindre raison de bien le prendre. En faisant un truc pareil, ils risquaient de griller toutes les chances de voir un jour la fin du projet ... et ce n'était même pas le plus important ! Ils allaient blesser un type qui était toujours à l'hôpital et ça ... c'était franchement immonde.

Ils n'eurent pas besoin de parler, un soupir collectif fut largement suffisant. Aucun d'entre eux ne voudrait le faire. Tant pis pour le projet. Tant pis pour les notes. Tant pis pour les diplômes. Peut-être qu'ils pourraient s'arranger avec les professeurs pour présenter un projet incomplet ? Mais certaines techniques ne pourraient pas être montrées. Les découpes n'y seraient pas. La reliure allait devoir être revue. L'encre présentée également. Il n'y aurait pas assez de feuille pour préparer les choses comme Raphaël l'aurait voulu. C'était la totalité du projet qui allait être impacté.

Ce soir-là, en rentrant dans la chambre vide, Raphaël eut un pincement au cœur. Ses petites habitudes avec Erwan lui manquait. Il étala néanmoins ses cahiers autour de lui. Il avait bien vu que cette manière de faire rendait l'autre perplexe, il avait surtout continué pour ça. Erwan faisait tout pour que tout soit bien rangé, bien à sa place. Alors, il créait du bordel en réponse. Il sortit l'organiseur. Il avait dû le retracer plusieurs fois, c'était un truc tout bête, mais finalement, ça lui convenait bien. Il aimait l'idée d'avoir des repères graphiques.

Au milieu d'un exercice, il s'arrêta et commença à prononcer sa question à voix haute. Bien-sûr, seul le silence lui répondit. Erwan n'était pas là pour lui expliquer quoique ce soit. En tripatouillant son téléphone, dans les méandres du net, il trouverait sans doute la réponse, mais il n'avait pas envie d'aller la chercher. Il avait envie que tout redevienne comme avant. Il voulait voir ce petit nez se froncer lorsqu'il lançait une musique de black métal. Il voulait voir Erwan penché sur sa feuille, en train de dessiner. Il voulait ... Mais ce n'était pas possible.

C'était ainsi qu'il s'était retrouvé avec son téléphone dans une main et le numéro dans l'autre. Il ne l'appellerait pas. Il pouvait peut-être lui envoyer un message ? Pas une demande pour qu'il se remette à bosser sur le projet, ni sa question de maths. Non, autre chose. Il se tritura les méninges un bon moment, puis il arriva à une conclusion étrange, à peine fut-elle formulée qu'il tapa son message et l'envoya. C'était peut-être une mauvaise idée, mais c'était fait.

En entendant son téléphone vibrer, Erwan ouvrit un œil et le rapprocha de lui. Il posa son doigt sur l'écran, ouvrant le message. Il y avait écrit : "Slt, c Raph." et pas un mot de plus. Ce n'était qu'une porte, une ouverture, une proposition de dialogue. À voir s'il décidait d'y répondre ou pas.

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant