Les flocons

524 88 13
                                    


Raphaël ne parla pas de ce qui s'était dit ce matin-là. C'était simplement trop tôt pour le moment. Ils bossèrent ensemble, l'un à côté de l'autre, échangeant tranquillement des idées travaillant les dernières pages et les lignes de découpes pour ne pas en faire des formes aléatoires, mais de véritables œuvres d'arts, ciselées finement. Tracées délicatement. Ce serait de la dentelle.

Ils avaient décidé d'ajouter quelques pages pour conduire le protecteur jusqu'à un blanc pur, de la neige. Raphaël travaillait à l'aide d'un gris très léger, quelques reflets, cherchant à obtenir de la brillance. Faudrait-il ajouter un vernis ? Pourquoi pas. Les quelques pages furent croquées en peu de temps.

Ils s'accordaient parfaitement. Raphaël prit de temps de chercher quelques modèles sur son téléphone. Des flocons de neiges. D'abord petits, puis de plus en plus importants. Voilà ce qui formeraient les lignes de découpes. Le protecteur allait être mordu profondément par le froid. Ces flocons allaient le découper en morceaux. Il s'en sortirait, après tout, une seule ligne suffirait. Il irait jusqu'au bout de son chemin.

Cela représentait néanmoins beaucoup de travail. Ce ne serait pas une affaire d'une heure ou deux et ils fatiguaient. Dans un soupir las, Raphaël prit la parole.

- C'est pas que je m'ennuie, mais j'ai besoin de fumer. Tu m'accompagnes ?

Erwan hocha doucement de la tête. Depuis qu'il était revenu de l'hôpital, il n'était pas vraiment sorti de la maison. Enfin si, pour se rendre jusqu'à la voiture, pour aller à des rendez-vous médicaux sous surveillance de ses parents et puis, pour attendre Raphaël à la gare. A ce moment, c'était la première fois qu'il s'était vraiment retrouvé seul, dehors, depuis l'agression. Aller se promener pour aller se promener, c'était différent. Il n'avait pas vraiment peur. Par ici, tout le monde ignorait tout le monde. C'était plus simple ainsi.

Alors ils se retrouvèrent assis contre un muret, enfoncés dans leurs manteaux, silencieux sous un ciel grisâtre. Raphaël ne racontait pas grand-chose. Erwan avait l'impression de marcher sur des œufs en temps normal. Là, dans ce parc perdu qui avait tout pour provoquer la mélancolie tant qu'il semblait à l'abandon, ils parlèrent de tout et de rien. Ils parlèrent de l'art, de ce que cela signifiait pour eux, mais aussi de l'absence de sens qu'apportait les cours ... On cherchait à les formater là où il aurait fallu les laisser s'exprimer. Comment noter un travail artistique ? Qu'un professeur n'aime pas, est-ce que ça en faisait un mauvais rendu pour autant ? Les profs ne voulaient qu'une chose, les emmener vers la publicité. Ils parlèrent des pires enseignants et plus rapidement des meilleurs. Sur ce point-là, c'était difficile. Ils n'avaient pas les mêmes critères. Raphaël voulait qu'on lui foute la paix. Erwan voulait des défis. Il voulait des occasions d'imaginer, parce qu'il n'avait pas abandonné. Pas encore.

- Tu as demandé des transferts pour intégrer ma classe ?
- Ouais., répondit Raphaël.
- Et qu'est-ce qu'ils ont dit ?
- Que c'était pas la peine. Pas le niveau. Je serai jamais pris, y parait.
- Ils peuvent pas le dire avant d'avoir vu ce que tu fais !
- C'est pas ce que je fais le soucis. Le soucis c'est ma gueule. Le soucis c'est d'avoir envie. Le soucis c'est de ne pas être là à les remercier de l'immense générosité qu'ils ont eu en me prenant en imprimerie ... Toi, moi, les autres, ils s'en foutent.

Raphaël tira un peu plus fort sur sa clope. Il allait peut-être réussir à avoir son diplôme un jour ou l'autre. Ce projet aiderait sans doute. Les cours de soutien d'Erwan encore plus. Mais au final, avec ce papier en poche, il retomberait à la case départ. Loin de son rêve. Loin de ses envies. Loin de ses passions. Ça sonnait comme une fatalité.

- Bah, on verra bien. Qui sait ? Peut-être que je trouverai un boulot d'imprimeur ...
- Tu rêves de devenir sourd ou plutôt de t'habiller en bleu de travail ?
- Roh, ta gueule.

Un rire léger échappa à Erwan, moqueur. Raphaël fit semblant de ne pas le remarquer, malgré le sourire qui vient fleurir sur son visage. C'était la première fois depuis longtemps qu'il l'entendait rire. Ça lui fit étrangement du bien.

- On y retourne ?
- Ouais.

Parler avait l'air facile. Ils le faisaient avec aisances, évitant simplement les sujets qui fâchent. Ils se retrouvèrent devant leurs papiers, derrières les crayons et ils se relancèrent dans les tracés complexes. Combien de pages au total par rapport au type de reluire ? Est-ce qu'ils devaient rajouter quelques pages ? Où ? Comment ? A quel moment les préparer ? Comment organiser les cahiers ? Ce n'était pas évident. Erwan sentait un peu trop bien le poids du groupe sur ses épaules. Il savait qu'il aurait pu y échapper mais ... Non. Il voulait de tout ça au final. Il voulait une chance de réussir ce boulot malgré toutes les embûches qui s'étaient dressées sur leur chemin.

Son travail détruit. Le groupe qui choisissait Sarah. Sarah qui ne laissait rien d'exploitable. Son agression. Peu importe, ils pouvaient réussir. Il voulait y croire pourtant au plus les heures passaient, au plus il se rendait compte qu'ils allaient manquer de temps. Il fallait qu'il trouve une solution pour augmenter les moments où ils pouvaient travailler ensemble. Pour ça, il fallait vraiment qu'il retourne au lycée. Là-bas, s'il pouvait retrouver Raphaël entre midi et deux, ils pourraient travailler. Il y aurait les heures communes et puis, le temps de l'étude, le soir.

Bien-sûr, il y aurait également les risques. Son corps tressaillit en repensant au métal froid dans sa chaire et au sang qui s'écoulait. Il avait attendu longtemps avant d'avoir le courage de rentrer. Il se sentait bizarre. Il n'avait pas vraiment eu mal. La douleur. C'était abstrait. Il était comme à côté de son corps, à côté de ses pompes. Il était presque sûr que son agresseur ne recommencerait pas, mais presque, ce n'était pas totalement. Et si ce geste en inspirait d'autres ? Même sans ça, est-ce qu'il pourrait réellement travailler avec les coups et les insultes habituelles ? Est-ce qu'il pourrait vraiment réussir ? Il n'en était pas certain.

La vérité c'était qu'il avait autant envie d'essayer qu'il en avait une peur monstrueuse. L'envie d'essayer venait simplement de l'angoisse de rester seul. Ne plus être aussi seul ... un rêve.  


------------------------

note : deux petits mots :) Tous d'abord, désolée pour le retard. J'ai eu quelques jours chargés. Ensuite, nous en sommes au chapitre 45. Le premier jet compte 55 chapitres. Donc nous approchons de la fin ... Je vous le dit, histoire de vous préparer ^^''

Voilà, voilà, j'espère que ça vous a plu :) 

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant