Le chagrin

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Il rentra dans la chambre de l'internat, sans avoir reprit son souffle. Il l'avait perdu alors que le papier se faisait déchirer. Pas une page n'avait été épargnée. La totalité de ces traits. La totalité de son travail. Tout avait été détruit.

Les larmes coulaient sur ses joues. Ses yeux le brûlaient et la boule qui avait pris place dans sa gorge ne le quittait plus, l'empêchant de tout jusqu'à déglutir. Il tremblait. Il s'effondra derrière la porte. Ravalant un sanglot bruyant. Il devait juste respirer. Il suffisait de respirer.

Dans son poing fermé, un confetti. Il n'était pas très grand. Il était même tout petit. Dessus, il y avait un trait. Ce n'était pas l'œil du protecteur. Ce n'était pas l'angle de son épaule. Ce n'était pas l'un des boutons de son manteau. Ce n'était pas non plus son écharpe qui remontait parfois devant sa bouche. Ce n'était pas davantage un bout de sa semelle épaisse. C'était un trait dont il ne retrouvait pas le sens. Un petit bout de son protecteur. Un bout anonyme. Un trait muet. Il inspira bruyamment. C'était le seul bout qui n'avait pas fini complètement dans l'eau. Il était mouillé, bien sûr, mais le trait était encore là. Il expira tout doucement, forçant l'air à quitter ses poumons alors qu'il ne le désirait pas.

Un tout petit trait. C'est tout ce qui restait de plusieurs semaines de dessins. C'était tout ce qu'il comptait envoyer à l'imprimeur qui venait d'être anéanti. Peu importe n'est-ce pas ? Il n'arriverait pas à réunir la somme dont il aurait besoin pour payer une telle impression. Il planquait son argent. Il ne sortait plus avec. C'était peut-être pour ça que Rebecca s'en était prise à son carnet. Ou bien c'était juste parce que dans un éclair de lucidité elle s'était rendue compte qu'elle lui ferait beaucoup plus mal ainsi. Elle l'avait fait. Elle lui avait fait vraiment très mal. Elle lui avait déchiré l'âme.

Il ne pouvait pas rester là. Cette chambre, ce n'était plus un refuge sûr. Raphaël allait venir. Dans combien de temps ? Depuis combien de temps était-il là, écroulé, presque froid, déjà mort de l'intérieur ? Il devait se lever, au moins pour rejoindre la douche. S'il pouvait s'enfermer dedans, il se cramerait le dos avec toute l'eau chaude que le pommeau voudrait bien lui cracher dessus. Il se brûlerait pour oublier le froid glacial pour l'avait envahi, mais avant il avait quelque chose à faire.

Il se releva. Ses genoux tremblèrent sous l'effort. Tout tournait. Il avança. Un pas, juste un pas. Cette pensée le cloua sur place un instant, alors que les larmes dévalaient un peu plus vite le long de son visage. Il devait pourtant le faire. Il ne pouvait pas rester ici. Il alla jusqu'à son armoire pour y enfermer, protégé derrière un cadenas, son petit copeau. Son petit morceau de trait qui représentait autant sa perte que tout ce qu'il avait pu sauver. Il posa le papier bien à l'abri et se détourna pour se réfugier sous la douche.

Le tuyau ne lui fit pas la grâce de l'eau chaude, ne crachant qu'un faible débit d'eau tiédasse. Il s'effondra néanmoins au fond de la douche, restant assis, répandu en une masse informe. Son corps nu le dégoûtait, même en oubliant les bleus laissés par ses rencontres plus ou moins douces avec les murs, il était maigre. Ses genoux ressortaient. Ils avaient l'air énormes, pleins de bosses et de trous. Il détourna le regard. Il ne voulait plus penser à rien. Il ne voulait pas penser à tous ces pas, qu'il avait fait avec son protecteur. Ensemble, ils avaient parcouru des pages et des pages, sans jamais se retourner. Ils avaient avancé, en silence, juste pour avancer, pour tenir le coup. Si son protecteur s'écroulait ... comment pourrait-il continuer ? C'était sans doute un peu bête. Ce n'était que des dessins, mais au delà de la symbolique qu'ils avaient, ils représentaient également son projet "commun". Il voulait proposer ce roman graphique. Est-ce qu'il aurait le temps de recommencer ? Peut-être, mais à quoi bon ? Est-ce qu'il survivrait à cela une nouvelle fois ?

Il se mit à rire. Il n'était pas en train d'y survivre. Cela faisait longtemps que le coup de poignard, aussi métaphorique que mortel, avait été enfoncé entre ses côtes. Cela faisait longtemps que la lame avait été glissée dans son flanc avant d'être arrachée vivement pour qu'un nouveau coup puisse être porté, directement dans ses entrailles, dans son ventre, ... Son estomac avait été perforé, ses intestins arrachés, il avait vomit ses tripes durant des mois. Il n'avait pas su en mourir. Voilà tout. Alors, ils continuaient de frapper. Il ne savait juste pas crever. Peut-être qu'un seul pas pourrait les aider. Un pas dans le vide, depuis le haut d'un toit. Peut-être que ses os, une fois brisés, ne parviendraient plus à retenir la loque d'âme, déchiquetée, qui était retenue prisonnière à l'intérieur d'un corps qui allait visiblement trop bien. Peut-être. Drôle d'espoir.

Il pleura jusqu'à entendre Raphaël rentrer, poussé par Mike, qui vient toquer à la porte de la salle de bain pour lui demander à travers le battant de se dépêcher. Il l'entendit également dire à Raphaël d'essayer de commencer sans lui. Il était censé sortir. Il était censé s'enrouler dans une serviette pour sécher ce corps qu'il ne reconnaissait plus, éviter les bleus pour ne pas se blesser davantage. Il était censé s'habiller et aller aider Raphaël. Aider Raphaël qui était resté là-bas, silencieux, à le regarder souffrir. Il l'avait vu, bien avant de se lancer sur le chemin. Il n'avait pas vu Rebecca et son groupe, qui se planquaient dans les angles, comme des prédateurs attendant patiemment leurs proies. Mais il avait vu Raphaël et nul doute que Raphaël l'avait vu en retour.

Il n'était pas en colère qu'il ne soit pas venu l'aider. Les choses étaient ainsi faites. Raphaël aidait peut-être ses amis, mais ils n'étaient pas amis, alors tout allait bien ... C'était normal ... Les larmes roulèrent plus vite sur ses joues, alourdies par le chagrin. Lui, il n'avait pas le moindre ami, alors personne ne viendrait l'aider. Jamais. Il resterait seul à encaisser les coups jusqu'à ce que tout cesse enfin. Il sortit de la douche, parce qu'il ne voulait pas que ce soit quelqu'un d'autre qui vienne le chercher. Il se prépara et souffla doucement avant d'aller affronter ce qui composait sa vie. Cela irait. Ça se passait plutôt bien le soir. Si on oubliait les mots que Raphaël disait parfois. Il tenta de se convaincre que malgré ses yeux bouffis, rougis par ses larmes et ses cernes qui traduisaient son épuisement, Raphaël ferait juste comme d'habitude. Alors, il poussa la porte, rentra dans la chambre et s'installa à sa place habituelle, sans oser croiser le regard noir qui devait le transpercer. Il ne leva certes pas ses yeux, mais il ne put échapper à ses mots.

- Oh ça va. T'as pas fini de faire ta victime ?
- S'il-te-plait ... pas ce soir.

Raphaël éclata de rire.

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