Le déchet

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Après lui avoir imposé une épreuve bien trop difficile à ses yeux en le forçant à rester dans l'atelier, les garçons l'avaient libéré avec la sonnerie. Ils ne l'avaient pas raccompagné et il était coincé, il devait bouger pendant le moment d'affluence. Ce n'était jamais une bonne idée. D'où partit le coup de coude ? Il ne le sut jamais, mais il s'enfonça durement dans ses côtes, lui arrachant un petit bruit. Autour de lui, les autres s'esclaffèrent et quelqu'un cria :

- Il a envie de couiner, le pd !
- Tu prends ton pied ?
- Quel pervers.

La tête enfoncée dans les épaules et le flanc douloureux, il se fraya un chemin entre ces élèves qui continuaient à l'humilier. Ce n'était rien. Ce n'était rien d'autre que sa vie. Il se jeta presque hors du flux d'élève, heureux de pouvoir s'éloigner vraiment sans trop de casses. À peine à l'abri, il s'appuya contre le mur et se laissa dégringoler jusqu'au sol. Il se replia sur lui-même en ramenant ses genoux contre sa poitrine. Il était fatigué. Épuisé.

Ses jambes tremblaient. Il aurait voulu pouvoir se coucher et dormir. D'autres auraient peut-être tenté de se rendre à l'infirmerie pour faire croire qu'ils étaient malades. Il ne le fit pas. Il fuyait l'infirmerie comme la peste. S'il n'avait jamais été à l'infirmerie ... Tout ça ne serait jamais arrivé. Ça n'avait pas été sa première erreur, mais assurément, c'était l'une des choses qui l'avaient conduites à ce jour.

Il ravala les larmes tout en tentant de chasser ses pensées, il ne voulait pas se remémorer ce jour-là. Il ne voulait pas que ça revienne dans sa tête, mais ça l'envahissait, comme un flash-back incontrôlable. Il le sentait sur sa peau. Il sentait les foutues odeurs qui l'avaient alors entourés. Il y avait de la douleur. D'effroyables douleurs qui lui donnaient envies de hurler. Il serrait les dents depuis un long moment. La douleur, il vivait avec. Mais ce jour-là, il y avait eu une autre sensation. Une espèce d'engourdissement.

Le souvenir se faisait plus net, pour le chasser, Erwan força sur ses jambes et se leva d'un bond. Il courut presque jusqu'à sa salle, cherchant à distancer tout ça. Il ne pouvait pas se permettre d'y repenser. S'il prenait le temps de rester concentrer là-dessus, il aurait envie de vomir. De vomir d'être dans son propre corps. De vomir tant celui qu'il était parvenait à le dégoûter. Il ne pouvait que fermer les yeux et tenter de fuir cette réalité.

Il rentra dans sa salle un peu trop vite, le professeur n'était pas là, tant mieux. C'était le genre de prof qui parvenait à faire pleurer la moitié des élèves au moins dans l'année. Étrangement, il n'avait toujours pas réussi avec lui. Il pouvait toujours essayer de l'humilier devant les autres, ce n'était jamais que son quotidien. Il pouvait toujours lui enfoncer des critiques comme des aiguilles dans le ventre, ce n'était jamais pire que ce qu'il pensait de lui-même. Alors, Erwan restait stoïque là où les autres s'effondraient. Il restait froid, comme s'il n'était fait que de vide.

Les deux heures passèrent lentement et sans larmes, ce qui était sans doute une bonne chose. Erwan aurait préféré que ça continue ainsi, mais il devait repartir dans les couloirs et surtout, il allait devoir travailler sur le projet commun. C'est ainsi qu'il se retrouva devant un bureau à observer le vide. Il allait faire ce projet. Ce serait imprimé par des élèves. Il avait trouvé un groupe. Il était censé être content et il en avait parfaitement conscience. Mais il était simplement envahi par les doutes.

Le projet que les gars avaient monté était un projet de livre de papers toys. Il fallait concevoir chaque personnage et les lignes de découpes. Le papier avait été choisi en fonction. Les découpes étaient parfaitement intégrés au projet. Les types d'encre s'accordaient sans mal. C'était un super projet. Vraiment, il aurait adoré pouvoir le mener à bien, mais il n'avait jamais fait de paper toys. Il n'avait même jamais fait de montage en papier type origami. Il n'avait pas la moindre idée des codes à respecter, des problèmes techniques, de ce qui était attendu dans ce genre de projet.

Il savait que c'était une bonne chose d'avoir refusé. Il le savait parfaitement, mais il n'avait pas envie de leur confier son roman graphique. Il s'angoissait à cette idée. Il n'avait même pas envie d'en entendre parler. Il préférait encore se planter ! Oui, mais il n'avait pas le choix. Il y avait des personnes qui avaient le choix, pas lui.

Qu'est-ce qu'il était censé faire ? Est-ce qu'il était censé dessiner ? Ses planches risquaient d'être détruites d'ici à ce qu'il puisse les mettre à l'abri. Il sortit quelques feuilles à carreau et commença à noter des tâches. Des trucs qu'il devrait faire, des trucs qu'il devrait vérifier ... Par exemple, est-ce que Raphaël savait vraiment dessiner ? Est-ce qu'il savait réellement mettre un dessin en couleur ? Est-ce que leurs styles pourraient s'associer ? Avant d'aller plus loin, ce serait une bonne chose de s'en assurer ! Et puis .. il devait aussi décider de ce qu'il comptait faire en terme de progression dans son histoire.

Très vite, la liste prit une ampleur surprenante. Malheureusement, son travail avait été détruit plusieurs fois, il n'avait pas autant d'avance qu'il ne l'aurait dû à ce stade-là de son projet et surtout, les heures où il pourrait réellement travailler étaient drastiquement réduites. En fin de compte, il se mit à faire un devoir de mathématiques, puisque le soir, il devrait se concentrer sur le projet autant libérer autant de temps que possible.

Il n'en avait pas envie, mais quand il monta finalement dans sa chambre d'internat, il se mit presque immédiatement à dessiner. Il sortit ses planches, nota au propre la progression et commença à faire des essais pour voir comment intégrer les lignes de découpes. Il voulait de ce soit fin et intéressant pour l'histoire. Il avait également plusieurs types de papiers à intégrer ce qui lui imposait de comprendre comment monter ses cahiers. Il soupira. C'était énormément de boulot, autant en terme de compréhension que de conceptions, mais il fit de son mieux pour s'y mettre.

Quand la porte s'ouvrit sur Raphaël, il était en plein boulot. Il ne se retourna pas pour voir sa grande silhouette aux épaules basses. Raphaël était éreinté. Accepter de bosser avec Erwan, ça lui restait en travers de la gorge. Il ne voulait pas. Ce type était un connard et même s'ils en avaient besoin, ils n'auraient pas dû faire ce choix. Il aurait aimé que ses potes décident qu'il valait mieux crever que de le prendre dans l'équipe ... Il ne leur en voulait pas vraiment pour autant. Zach avait besoin de réussir son année et ce n'était pas le seul. Il ne pouvait pas leur en vouloir de ne pas être aussi je-m'en-foutiste que lui.

C'était peut-être pour décharger un peu de sa colère, mais il ne put s'empêcher de demander :

- J'arriverai jamais à me débarrasser de toi, hein ? 

La poésie de l'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant