Tout pour la musique (2)

➵ Chapitre 44

    Je chutai dans un frêle tas de feuilles décomposées. Les engrenages étaient enclenchés. Je n'avais rien d'autre à faire à part attendre, attendre avec l'espoir de les voir tous les deux passer le pas de la porte de la maison de Mike. Pourvu que j'aie bien parlé ! Le visage barré par un pli soucieux, j'observai avec intérêt la vapeur qui sortait de mes lèvres. Soudain, la porte de la maison de Mike s'ouvrit et Alice apparut sur le seuil, d'un air quelque peu pincé :

— Ne me dis pas que ça fait dix minutes que tu es dehors ! Tu vas attraper froid ! Jack Frost va te tirer les oreilles ! râla-t-elle, en s'écartant pour me laisser entrer

— Je suis sûre que tu n'as pas encore lu le dernier chapitre, la narguai-je tandis qu'elle refermait la porte

— Bien-sûr que si ! se récria ma meilleure amie. Il fallait bien que je pense à autre chose en t'attendant... D'ailleurs la fin du chapitre était horrible, j'espère que l'auteure ne sera pas trop sadique avec Jack pour la suite, le pauvre !

— Ah ça, tu l'as dit ! attestai-je en retirant ma veste

Alice soupira, soudainement soucieuse.

— Comment ça s'est passé ? questionna-t-elle

J'haussai les épaules, les yeux fixés sur le sol.

— Je ne sais pas trop. Il a l'air très renfermé et semble vouloir le rester. J'avais l'impression que chaque seconde de plus qu'il passait en vie l'enfonçait plus encore. Je lui ai dit de vivre pour Anna, et pleins d'autres choses, mais ce n'est pas si simple. On ne soigne pas les maux avec les mots. On ne peut pas non plus le forcer à se confier, à ne pas s'isoler. On peut juste le lui suggérer, le laisser devant la porte avec les clés en espérant qu'il s'en serve.

— Il t'a dit quoi, exactement, en te voyant ? Il avait l'air surpris ? Que t'a-t-il dit quand tu as eu fini de parler ? demanda-t-elle à toute allure

— Il m'a juste dit « salut », et il avait l'air plus abattu que surpris. Je ne crois pas qu'il s'y attendait, mais je ne crois pas non plus que ça l'ait cloué sur place. On l'avait anticipé, alors ce n'est rien de grave. Il était distant, au début. Et puis, quand j'ai terminé ma tirade, j'ai voulu partir et il m'a retenue. La suite, tu la connais.

— Ne t'en fais pas, me rassura Alice, je suis sûre que tu as bien parlé. Et puis, Mike est en train d'en remettre une couche. De plus, Caitlin est en chemin pour nous rejoindre. Elle va aussi aller le voir, mais ici. Mike va essayer de convaincre Luke de passer le reste de la journée avec nous, ça sera déjà une avancée, et puis ça lui changera les idées.

— Tu as raison, affirmai-je, machinalement

J'avais eu si mal en le voyant. Et j'étais si impuissante ! Il n'y avait rien que je puisse faire pour l'aider, tout simplement parce que ce n'était pas de mon ressort. C'était terriblement frustrant de devoir rester assise à regarder la vie lui (ou devrais-je dire, leur) infliger mille et une blessures. Car Mike aussi était meurtri, il fallait être aveugle pour ne pas s'en apercevoir. Lui aussi, il avait espéré, et lui aussi il avait été brisé. Et Caitlin... Je n'osais pas imaginer ce qu'elle avait ressenti. Elle avait beau être discrète sur ses sentiments, je savais qu'elle avait souffert. Luke m'a un jour confié que Caitlin considérait Anna comme la petite sœur qu'elle n'avait jamais eue. Il faut dire que la vie n'avait pas toujours été facile pour elle... Caitlin avait un grand frère, Kris âgé de 25 ans, et ils n'avaient pas le même père. En réalité, le père de Kris était mort d'un cancer généralisé... Par la suite, la mère de Caitlin a fait son deuil puis épousé quelqu'un d'autre. Ça n'avait pas été facile pour Kris, qui n'était alors qu'un enfant. Quand Caitlin est née, il l'a tout de suite détestée, simplement parce qu'elle, elle aurait le droit de grandir avec ses deux parents. Mais on ne peut rien faire face à l'injustice de la vie. Le temps passait et Kris la détestait toujours autant, simplement parce qu'elle était là. Ils n'ont jamais passé de bons moments ensemble. Et puis, ce qui devait se passer est arrivé : Kris a grandi et a quitté la maison familiale. Il ne donnait plus de nouvelles. À personne. Ni à son beau-père, qui pourtant l'a élevé comme son fils, ni à Caitlin qui ne lui a jamais fermé la porte malgré le fait qu'il l'eût mérité, et pas même à sa mère. Et un beau jour, il est revenu. Il s'est excusé. Tout le monde s'est excusé, et tout le monde s'est pardonné. Mais on ne rattrape jamais le temps perdu. Caitlin avait toujours eu l'habitude de prêter ses vêtements à Anna, de la coiffer et de lui lire des histoires. La nouvelle glaçante l'avait tout aussi tuméfiée que Mike...