53. SIDA

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Freddie se réveilla plus tard qu'à son habitude. Il descendit les escaliers, encore endormi, et entra dans le salon. Paul était assis dans le fauteuil en cuir rouge. Il semblait réveillé depuis longtemps. Le moustachu lisait attentivement un magazine people.

La télécommande de la télévision se trouvait posée sur la table basse, juste en face de lui. Freddie s'approcha pour la prendre. Il la leva à hauteur du poste, mais fut interrompu avant de pouvoir presser le bouton permettant de l'allumer.

— N'allume pas, l'intima Paul sans lever les yeux de son magazine. Toutes les chaînes parlent de la même chose.

— C'est peut-être parce qu'il y a une raison.

Freddie alluma la télévision malgré l'avertissement de Paul, et tomba sur le début d'un flash info.

« Bonjour à tous. C'est avec regret qu'en ce 3 octobre 1985, nous vous annonçons le décès de l'acteur américain Rock Hudson qui était âgé de cinquante-neuf ans. Ce dernier semble être victime de ce que les tabloïds ont surnommé plus tôt "la peste gay". Souvenez-vous, en 1981 des médecins new-yorkais ont constaté pour la première fois plusieurs cas de sarcome de Kaposi, une forme aiguë de cancer chez les homosexuels. Presque simultanément à New-York et à Los Angeles, d'autres médecins observent un pourcentage inhabituellement élevé de gays ayant contracté la pneumopathie à pneumocystis carinii, il s'agit d'une infection pulmonaire qui ne semble pas soignable avec les traitements habituels. Nous savons aujourd'hui qu'il s'agit d'une maladie causée par le VIH, un virus qui s'attaque au système immunitaire du corps. Cette maladie, appelée SIDA, se transmet entre les individus par des rapports sexuels non-protégés. L'Organisation Mondiale de la Santé a déjà recensé 20 303 cas de malades. Rock Hudson est la première célébrité à mourir du SIDA...»

Freddie était resté debout, la télécommande en main durant tout le flash. Il était pâle, pétrifié par ce qu'il venait d'apprendre. Sa tête lui tournait, il avait l'impression que ses jambes allaient se dérober sous lui d'une seconde à l'autre. Pourquoi n'en avait-il pas entendu parler plus tôt ? Cela faisait des mois qu'il n'avait plus écouté les infos, mais d'habitude Paul lui résumait le plus gros de l'actualité. Pourquoi ne lui avait-il rien dit alors que son train de vie allait peut-être le tuer ?

 Paul se leva et vint se blottir derrière lui. Il lui prit la télécommande des mains et éteignit la télévision avant d'embrasser le chanteur dans le cou.

— Ne t'inquiète pas pour ces conneries. Ils n'ont plus rien à raconter, alors ils inventent. Le SIDA est une invention de toute pièce.

Le SIDA. Freddie ressentit un frisson lui parcourir l'échine. Il savait au fond de lui que c'était du sérieux, mais il faisait confiance à Paul. Néanmoins, le doute subsistait.

— Tu es sûr que ce n'est rien ? Ça a quand même l'air grave...

— Mais oui, Rock Hudson avait l'âge de mourir.

— Seulement cinquante-neuf ans.

— C'est assez vieux pour une vedette de son calibre. On ne peut pas être célèbre, riche, beau et vivre pour l'éternité. Rien n'est gratuit, et ces qualités se payent en temps.

Freddie n'était pas tout à fait d'accord. Lui aussi était très célèbre. Lui aussi allait mourir. Pour la première fois de sa vie, il comprit ce que cela impliquait, la Mort. Il était trop jeune pour qu'elle vienne le chercher, mais la Grande Faucheuse venait de lui envoyer un signe pour prendre rendez-vous et elle n'apprécie pas qu'on lui pose un lapin. Le jour de son trépas lui semblait pourtant si lointain... Il avait encore tant de choses à vivre... avec le groupe... avec Roger... Partir bientôt lui semblait inconcevable.

— Ne t'inquiète pas pour ça, reprit Paul. Les médias ne savent plus quoi inventer pour diaboliser les homosexuels. Maintenant, il faut qu'ils nous inventent une maladie divine. Les gens vont encore nous regarder comme des pestiférés. Mieux vaut ne pas s'en préoccuper.

Continuer sa vie comme si de rien n'était, ignorant complètement l'épidémie, était préférable à savoir son sort scellé et attendre la mort avec crainte. Le chanteur ne voulait pas vivre dans la peur. Alors, il choisit d'écouter Paul et de ne rien changer à son rythme de vie effréné. Ne faisant que repousser l'échéance, retarder le moment où il serait contraint de voire la réalité en face.






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