22. Rendez-vous décisif

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1 février 1976

Une jeune femme coiffée d'un chignon blond arriva avec un plateau chargé de deux Irish Coffee à la main. La serveuse du Ten Bells s'approcha de la maudite table de Mr. l'Éventreur et donna leur commande aux deux jeunes musiciens de Queen.

— C'est marrant, commença Freddie. J'ai l'impression que cela fait une éternité que nous sommes venus ici alors que quelques mois à peine se sont écoulés depuis ton anniversaire.

— Marrant, oui...

Le silence s'installait entre les deux amants. Ça n'allait plus, ils le savaient. S'ils s'étaient réunis, c'était pour en parler. Mais de quelle manière aborder un sujet si délicat et sensible qu'une relation amoureuse tournant au désastre ? Freddie avait déjà lancé l'introduction en la jouant avec douceur et nuance. Mais il ne fallait pas s'arrêter en si bon chemin, il avait commencé, et même si tout deux redoutaient ce moment, l'impatience et la tension étaient palpables. Le pianiste cherchait ses mots, et une fois qu'il les aurait, il irait droit au but, fonçant tête la première dans cette discussion qui aurait dû avoir lieu il y a bien longtemps. Enfin, bien longtemps, quelques mois à peine, mais il était déjà presque trop tard.

— Je t'aime Roger, mais...

— Mais ?

— Je ne sais pas... J'ai besoin de toi ! Je te veux auprès de moi, on s'en sortait très bien jusqu'à présent, dit-il en prenant la main de Roger. Mais c'est comme si quelque chose était apparu pour nous éloigner. Et j'ai l'impression que plus le temps passe, plus cette chose parvient à son dessein. J'ai besoin de toi. Et quand tu es là, tout près, qu'on arrive presque à tout faire redevenir comme avant, tu t'éloignes soudainement, me laissant seul face aux ténèbres qui m'entourent. Je ne comprends pas ! Que se passe-t-il ?

— Donc, tu es aveugle à ce point ? Très bien, je crois que je ne peux plus rien faire, décréta le blond en se levant après avoir avalé le contenu de sa tasse d'une traite.

— NON ! Roger ! Attends ! Je t'en supplie, par pitié, je veux juste parler. Juste une conversation, et si dans dix minutes, on en est toujours au même point, je te laisserai partir. S'il te plaît. Dis-moi ce qui ne va pas.

— Donc tu veux que je sois honnête, peux importe si ça te blesse ?

— Oui.

— Cette chose dont tu parles, elle est réelle, elle existe, bien plus concrète que tu ne le penses. Seulement, cette chose est plutôt une personne, expliqua le batteur en usant de tout son tact et de toute sa délicatesse pour ne pas trop brusquer l'homme qu'il aimait encore par-dessus tout.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Paul. Vire Paul. Cette chose nocive qui nous sépare, c'est Paul.

— Paul... est la seule personne qui me comprenne dans ce bas monde. Qui est là quand il n'y a plus personne ? Qui est la seule personne capable de m'apporter un peu de réconfort quand même toi, tu m'abandonnes ?

Il y eut un petit blanc durant lequel Farrokh entama son café agrémenté de scotch avant de reprendre.

— Tout compte fait, je me demande si la personne toxique de mon entourage ce n'est pas plutôt toi ! Je me tue pour toi ! Je pense à toi à chaque instant, je suis le seul à me battre à corps et âme pour défendre tes petits projets stupides au sein du groupe, je te soutiens en permanence, je suis toujours là ! Par contre, quand c'est à mon tour de devoir être soutenu, où es-tu, toi ? Parti faire la fête, loin de mes petits caprices individualistes comme tu les appelles. Moi, je peux crever, seul, triste, tant que monsieur Taylor s'amuse et que je suis là pour m'occuper de ses chevilles alors qu'au fond, je souffre !

— Très bien !  Alors c'est fini ! J'me tire !

Roger partit en prenant sa veste à la volée, il voyait qu'il ne pourrait plus rien tirer de Freddie qui n'était pas prêt de comprendre qui était vraiment Paul. Ce dernier était désormais seul avec son café et ses larmes, il avait froid, si froid. Seul le scotch pouvait lui apporter un peu de chaleur au fond de son cœur gelé qu'il sentait se fissurer un peu plus à chaque battement. À chaque battement, il souffrait un peu plus. À chaque battement, il sentait Roger s'éloigner. À chaque battement, les larmes déferlaient un peu plus vite. À chaque battement, il sentait le regard des autres se poser un peu plus intensément sur lui, jusqu'à ce que tout le monde le dévisage.

Farrokh se sentait presque honteux d'avoir révélé ses pensées les plus profondes qui ne faisaient que s'accentuer de secondes en secondes. Il avait échoué, Roger était parti. Peut-être n'aurait-il pas dû en rajouter, faire des reproches à Roger. Il se disait que c'était nécessaire, presque persuadé, mais au fond, il n'y avait que le doute et la culpabilité.

La douleur persistait, si profonde. Il se laissa aller, un autre Irish, un gin, un wiskey pur feu. Tout y passa jusqu'à ce qu'il ne commence à oublier. Mais il ne pouvait pas, la douleur était toujours présente aussi intensément, les détails étaient simplement mis de côté.

Une nouvelle flopée de larmes arriva, car au plus profond de lui, il savait. Il savait qu'il était arrivé à saturation, c'était le terminal pour lui. Il tenta de se lever, et après quelques laborieux essais, réussit. Tout dansait autour de lui, ou était-ce lui qui dansait ? Sa tête lui tournait, ses tempes le cognaient, son cœur le blessait.

Dieu seul sait comment, mais il réussit à atteindre son fauteuil avant de s'effondrer. Il était en proie à un monde de ténèbres, seul et sans défense, mais chez lui, dans la sécurité que lui offrait son toit. Quel choc serait son réveil, heureusement, ça ne serait pas avant une bonne douzaine d'heures. Il était plongé dans un demi-coma, un sommeil sans rêve. Et cela était sans doute le dernier moment de répit qu'il pouvait espérer pour ce qui s'annonçait être une éternité.



Love Cannot DieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant