54. Temps

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Freddie était occupé à tailler sa moustache aux ciseaux devant le miroir de sa luxueuse salle de bain. Un de ses chats, Roméo, se trouvait derrière lui, posé sur l'appui de fenêtre tel un sphinx. Le félin regardait Farrokh avec attention, comme s'il faisait partie du public d'un concert se déroulant sous ses yeux. Cela donna au chanteur l'idée de faire quelques vocalises. Il commença avec un peu de mal. Ses yeux croisèrent ceux du chat dans le reflet de la glace.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu crois pouvoir faire mieux ? Je me fais vieux, c'est tout. J'ai besoin d'un tour de chauffe.

Freddie refit un essai, plus fructueux cette fois. Ensuite, il commença à chanter. Le pianiste se laissa emporter par la musique, variant les hauteurs sous le regard attentif de Roméo. Il attint une note très haute qu'il réussit avec brio et décida de maintenir. Sa voix se brisa brutalement et il porta sa main à sa gorge, réouvrant les yeux qu'il avait fermé en chantant, pour observer son reflet. Le miroir lui renvoya l'image d'un homme pâle, tremblant dans son peignoir avec deux billes marron qui le dévisageaient d'un regard rempli d'effroi.

Freddie retenta de fredonner, mais sa voix lui refusait l'harmonie, sonnant discordante et incapable d'atteindre une note juste. Sa langue lui semblait gonflée et rugueuse.

Ce n'était pas la première fois qu'un tel incident arrivait, mais cela devenait de plus en plus brutal et récurant. Il sortit de sa salle de bain en allumant une cigarette : il en avait bien besoin.

L'artiste pénétra sur le seuil du salon et s'appuya contre le chambranle de la porte. Paul était dans le fauteuil, la télévision en face de lui diffusait des infos. On parlait du SIDA. Encore. Une quinte de toux s'empara du chanteur et Paul remarqua sa présence.

— Ha, Freddie, tu es là !

Il s'empara violemment de la télécommande pour faire taire le docteur qui parlait de déficience immunitaire. Freddie avait décidé d'écouter son amant quand il lui avait dit que le SIDA n'était qu'une maladie inventée par le gouvernement pour faire fermer les clubs gays, mais il commençait à douter.

Au fond de lui, il se savait malade, seulement, il ne voulait pas l'admettre.

— Ça va ? questionna Paul devant le regard pénétrant de Freddie. Tu veux un verre ? Ça va te faire du bien !

Paul n'attendit pas de réponse et se dirigea vers une bouteille de vodka posée sur le guéridon au fond de la pièce. Quand il se retourna avec l'alcool servi, le chanteur avait disparu. Il le revit traverser le jardin habillé quelques instants plus tard et quitter la maison sans rien dire.

Le chauffeur que Freddie avait appelé cinq minutes plus tôt était déjà là. Il rentra dans la voiture, direction l'hôpital. Il regardait le paysage défiler à travers la fenêtre. Vite. Trop vite. Aussi vite que le SIDA s'était répandu. Il repensait à toutes ces soirée folles auxquelles il avait participé, à tous ces gars avec qui il avait couché, à tous les excès qui avaient bercé sa vie. Et quelle vie ! Si c'était à refaire, Freddie ne changerait rien. Rien, sauf sa rupture avec Roger. Ce que le batteur pouvait lui manquer !

***

Alors que Freddie attendait dans la salle d'attente, le temps lui semblait atrocement long. Ce qui était plutôt paradoxal, s'il ne lui en restait plus beaucoup. Farrokh mourait de peur dans le suspens interminable de l'attente de ses résultats. Il n'avait pas beaucoup d'espoir, sans doute aurait-il dû ne pas en avoir du tout, mais c'était plus fort que lui. Il était humain. Un médecin sortit d'une porte, accaparant son attention.

— Freddie Mercury ?

Le concerné se leva aussitôt de sa chaise et regarda le médecin. Ce dernier semblait gêné : c'était mauvais signe.

— J'ai le regret de vous annoncer que votre test VIH est positif. En d'autres termes, vous êtes atteint du SIDA. Bien sûr, il existe des trai...

Le docteur continuait de parler, mais Freddie n'écoutait plus. Le monde autour de lui devenait sourd. La sentence était tombée. Il n'avait plus beaucoup de temps à vivre. Il repensa à Roger. Roger... Il l'aimait tellement. C'était stupide de refouler ses sentiments, de se mentir à lui-même. Il devait se rendre à l'évidence : il était fou amoureux de Roger et il ne voulait pas passer ses derniers instants auprès d'un être aussi insignifiant que Paul !

— Monsieur ? Vous m'entendez ?

Freddie se leva et partit. Il n'en avait rien à faire des traitements qu'il pouvait s'infliger pour espérer vivre un peu plus longtemps. Il ne voulait pas agoniser pendant des mois en essayant de poursuivre son existence alors que sa vie se serait arrêtée. Quel plaisir y avait-il à rester allongé dans un lit en souffrant toute une journée juste pour subsister un jour de plus ? Il voulait brûler le temps qu'il lui restait et en profiter un maximum, sans penser au lendemain.

C'était ça, vivre, à la différence d'exister.

Mais pour l'instant, il rentra simplement chez lui pour digérer la nouvelle. Dès qu'il eut franchi la porte, Paul accourut vers lui.

— Mais où étais-tu donc passé ? Je me suis fait un sang d'encre !

Les yeux de Freddie cachés derrière ses lunettes de soleil, Paul ne pouvait pas voir les larmes naissantes qu'il retenait avec peine.

— Tout va bien ?

— Oui.

Paul n'avait pas besoin d'être au courant. Freddie monta sans même accorder un seul regard à celui qui, il y a quelques heures encore, était son amant. Il retourna dans la salle de bain où Roméo l'attendait. Farrokh referma la porte et se laissa tomber contre elle avant d'éclater en sanglots. Le chat vint se blottir contre lui et il le prit dans ses bras.

Il ne voulait pas mourir. Parfois, il aurait voulu ne jamais être né.

Love Cannot DieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant