67. Quand l'automne chasse le printemps

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Freddie avait finalement cédé et accepté de faire de la chimiothérapie. Roger avait réalisé l'exploit de le convaincre. Le chanteur était dans ses bras, devant la télévision. Ils regardaient un film sorti quelques mois auparavant : Thelma et Louise. Les deux femmes traversaient la Californie à toute allure en essayant de semer les flics quand Freddie se releva précipitamment et courut jusqu'aux toilettes. Roger mit le film en pause et se précipita à la suite de son mari pour voir si tout allait bien. Le chanteur offrait la soupe frugale qui lui avait servi de dîner aux égouts. Quand il eut fini, le blond l'aida à se relever. Farrokh n'avait plus d'appétit et il était de plus en plus faible, l'ombre de l'homme que Roger avait rencontré.

— Tu devrais annuler pour demain.

Le groupe devait tourner le clip de l'album enregistré à Montreux. Freddie se consacrait au disque sans relâche depuis que l'idée de le composer lui avait effleuré l'esprit. Il y était dévoué à corps et âme. C'était sa dernière chance de dire ce qu'il avait encore à raconter, même s'il y avait trop pour que l'album soit exhaustif.

— Non.

— Mais Freddie, tu dois te reposer ! On peut reporter d'un jour !

— Non, Roger. Tu sais très bien qu'on ne peut pas se permettre de perdre ne serait-ce qu'une seule journée.

Les yeux de Roger s'humidifièrent. Freddie le remarqua.

— Ça ne sert à rien de se lamenter. Ne sois surtout pas triste d'enregistrer le dernier clip de Queen, parce qu'on va tout déchirer. Comme d'habitude. Il n'y a pas d'inquiétude à avoir, chéri. Ça sera grandiose !

— Le dernier ?! Ne dis pas de conneries, voyons. Il y en aura d'autres.

Freddie garda le silence et pressa le bouton de la télécommande pour remettre le film. Au fond de lui, il savait que la fin était proche. Comme pour Thelma et Louise, l'ombre de la mort le guettait.

Le lendemain, Freddie était à l'heure pour enregistrer. Il était même en avance. Quand les autres musiciens arrivèrent, il les attendait déjà en costume et plus motivé que jamais. Roger ressentit un pincement au cœur en le voyant à l'apogée de ce qu'il pouvait offrir alors que c'était peut-être la dernière fois qu'une caméra se braquait sur lui.

Le blond n'aurait su dire si cette sensation était agréable ou désagréable ; mais un sourire étirait ses lèvres et sa gorge était nouée. Il savait que Freddie avait toujours voulu s'éteindre au sommet de la gloire pour ne pas voir son image se ternir par le poids des années, ou pire, celui de la retraite. Il voulait continuer à donner le meilleur de lui, entièrement dévoué à la musique qu'il chérissait tant. Aujourd'hui, il allait tout donner. Plus encore que d'habitude, si seulement c'était possible.

— Allez ! Dépêchez-vous ! En costumes ! On a une vidéo à tourner ! rappela Freddie avec un grand sourire.

Il était si fier d'être là que sa bonne humeur déteignait sur les autres musiciens qui accoururent dans leurs loges respectives pour s'apprêter. Ils revinrent entièrement prêts pour enregistrer une dizaine de minutes plus tard.

Le chanteur portait un large pantalon noir avec une chemise de la même couleur par-dessus laquelle il avait enfilé un gilet sans manches représentant certains de ses chats. Une épaisse couche de maquillage dissimulait son teint pâle et jouait avec ses traits. Tout était calculé pour qu'il n'ait pas l'air trop malade. Il passa derrière les caméras et se dirigea dans le fond de la pièce où un petit guéridon l'attendait avec une bouteille de vodka et quatre verres. Même si la styliste de Freddie avait tout minutieusement préparé pour masquer les apparences, cela ne trompait pas les musiciens.

— Tu es sûr que tu veux le faire ? demanda Brian inquiet pour son ami.

Freddie descendit non pas un, mais deux shots de vodka qu'il venait de servir avant de répondre avec aplomb.

— Je vais le faire, putain ! Et ça sera parfait, tu vas voir.

Farrokh se dirigea jusqu'au plateau et prit une poignée de secondes pour se préparer. Ensuite, il remarqua que les autres ne l'avaient pas suivi et le regardaient comme une apparition. Comme on regarde une légende sur le point d'accomplir un miracle.

— Bon, vous venez ?

Queen se prépara et fit signe à l'équipe de commencer. Les visages étaient neutres, presque sombres. Personne n'avait la force de sourire. Brian, John et Roger gardaient la tête baissée sur leurs instruments, alors que Freddie se tenait stoïquement au centre, gouvernant l'espace comme il ne l'avait jamais fait. Il chantait à cœur ouvert la mélodie de son âme tout en dansant. Il n'avait plus la force de faire des mouvements élaborés, mais ses gestes n'en étaient que plus émouvants. C'était d'ailleurs cette interprétation poignante qui avait eu raison de la bonne humeur de l'équipe.

— On devrait faire une pause, suggéra Brian après trois prises.

— Non. On continue, répliqua Freddie avec force.

Le chanteur se donna encore plus. Il savait que c'était la dernière prise, qu'il n'aurait pas l'énergie d'en faire une autre. Elle devait être parfaite. Ils le savaient tous. Roger donna le départ, ils respirèrent profondément et y allèrent.

Le morceau touchait à sa fin, les dernières notes se jouaient. Freddie avait fini de chanter, mais il regarda la caméra avant de prononcer une dernière phrase pour marquer les esprits.

I still love you, déclara-t-il dans un murmure.

La caméra se braqua une dernière fois sur lui, montrant un regard sincère. Une dernière fois sur Roger, la tête baissée.

Cut.

C'était fini.

Love Cannot DieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant