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Lake

Présent

~

Entendre Alma divaguer au téléphone sur mes petites voitures pendant que je prends mon petit-déjeuner, c'est vraiment distrayant. Et étrangement plaisant.

Parce que oui, quand elle parle d'un tout-terrain et de ses chaussures jaunes, je sais qu'il s'agit du pick-up Toyota de la même couleur. Quand elle évoque celle qui ne marche plus droit et tourne en rond, c'est forcément la Peugeot 407 bleue dont la roue avant gauche est cassée. Quand elle s'émoustille en décrivant celle qui va vite, qui décolle, qui glisse, celle qui est rapide, fluide et maniable en somme, c'est forcément la R5 GT Turbo blanc et rouge, arborant le numéro trois.

Je n'ose même pas imaginer ce qu'elle a pu faire avec cette voiture pour avoir eu des céréales dans les cheveux.

J'ai souri en l'entendant parler de celle que je préfère, celle qui file droit, qui fait le job et qui gagne à tous les coups. Ma Ford Mustang noire, putain ! Je n'en reviens pas qu'elle me l'ait volée. Et je dois reconnaître que je me suis retenu de rire en écoutant le parallèle étrange qu'elle a fait entre un braquage et le fourgon Bank Security blanc.

Bon, que les choses soient claires, j'ai pris toute cette conversation comme une menace. Elle veut me dérober les deux qu'elle n'a pas réussi à attraper. Et j'ai presque envie qu'elle essaie. Là, tout de suite, j'ai l'impression de tout, sauf d'avoir vingt-huit ans, mais je m'en fiche. Je m'en fous, car depuis hier soir, je me sens encore léger et désinvolte. Je n'ai pas eu l'opportunité de remettre mon bonnet, parce que les garçons sont venus prendre le brunch chez moi, mais j'ai hâte de sortir dans la rue avec.

Et bien sûr, Alma, celle qui donne des prénoms aux plantes et qui attribue des personnalités à mes petites voitures, les nomme forcément. Mais quelle surprise de l'entendre les désigner par des noms de groupe de musique. Alors pourquoi ces groupes ? Aucune idée. Néanmoins, je connais l'ensemble de ces artistes et en choisissant de passer la chanson Find New Friends de General Crush, sa conclusion, je voulais lui dire plusieurs choses.

De trouver un autre ami à emmerder un samedi matin et de me laisser les miens. Égoïste ? Oui, tout à fait. Mais aussi, que j'avais bien suivi sa conversation et que j'étais sans doute le seul à tout comprendre. Même cette histoire de Benjamin du cinquième dont elle parle tout le temps et qui a sûrement dû lui obtenir son badge d'accès. Alors que ses bavardages étaient sa manière de me narguer pour avoir braqué mes voitures, passer cette chanson était mon doigt d'honneur collé à son visage.

Une chose qu'elle ne sait pas, c'est que je m'identifie à General Crush, ma Ford Mustang noire, ma petite voiture préférée. Alors, en optant pour cette musique, j'avais peut-être envie d'être ce nouvel ami, mais clairement, je n'ai pas besoin d'éclaircir ce point.

— C'était impoli, dit Will en baissant le son.

— De tenir une conversation téléphonique à table en excluant l'hôte ?

— Tu pouvais participer, Evans ! réplique-t-il en me défiant du regard.

— Moi, j'ai noté de sérieux progrès, ajoute Riley en me lançant une tape sur l'épaule.

J'en conclus qu'il m'a vu sourire pendant qu'Alma divaguait. Jamais il ne doit apprendre que, lorsqu'elle racontait avoir besoin d'un General Crush, pour baiser dans le showroom, moi, j'entendais qu'elle avait besoin de moi. Jamais il ne doit savoir ! Et encore moins, Alma !

*

En début d'après-midi, les garçons partent et je commence à arroser mes nombreuses plantes. N'ayant pas pu trouver de terrasse ou de petit jardin, j'ai décidé de remplir ma pièce à vivre de végétaux. Une vraie jungle urbaine comme dit Will. Et en les arrosant, puis en les dépoussiérant, je repense à elle. Encore. Et à Tash, Blue, Crush, Little Hurricane et Okta.

Qu'est-ce que ferait Little Hurricane ?

— Glenn, murmuré-je.

J'enfonce mon nouveau bonnet presque rose sur la tête, je monte le son, je choisis un morceau Little Hurricane cette fois-ci et je continue d'arroser mes plantes. Je la revois fouiller la serre, le jardin de Will, puis le mien. À présent, je déambule dans mon appartement à la recherche de tout et de rien à la fois. Je me souviens lorsqu'elle feuilletait un livre de botanique, il y a dix ans. Puis je me remémore les sept romans éparpillés sur le sol, hier soir. Je me retrouve devant ma bibliothèque et je commence à lire les tranches, en quête d'inspiration. Rien ne me vient.

Que ferais-tu Petit Ouragan ?

— Putain, oui ! m'écrié-je en cachant mes yeux avec mon bonnet.

Et à l'aveugle, je saisis trois livres, le numéro sur la petite voiture Little Hurricane. Je m'affaire ensuite à ouvrir les ouvrages au hasard, afin de trouver des mots, des noms, ou des prénoms qui pourraient devenir ceux de mes plantes.

Volte. Bariole. Kamio. Flash. Myriade. Trina. Fracas. Ronron. Lincoln. Roule. Barbouille. Darnell. Soldat. Baudruche. Pipe. Slovène. Tutu. Paula. Cheese. Pompadour. Je les note sur une liste, il m'en faut quarante-deux en tout, alors je continue.

Fier de moi, je m'apprête à les attribuer, sauf que je le sais déjà, jamais je ne retiendrai quarante-deux prénoms. Aussitôt, je repense aux coquillages dans les pots de fleurs chez Will, puis aux étiquettes plantées à l'intérieur.

Voilà, je dois dénicher une chose que j'ai en quantité affolante pour écrire dessus. Je reprends alors ma déambulation et c'est dans la cuisine que je trouve mon bonheur. Un vase rempli de bouchons de vin et des cure-dents. Muni d'un feutre, je note sur le liège, je pique un bâtonnet de bois dedans, puis je l'enfonce dans la terre.

Je m'accorde une pause bière, bien méritée, en observant mon travail. J'éprouve une incroyable satisfaction. Je ferme les yeux et j'écoute la musique en jouant avec mon bonnet. Celui de ma mère.

— J'ai peur qu'elle m'oublie, murmuré-je.

Je récupère mon portefeuille et je sors le papier froissé écrit par Alma. « Elle est très soucieuse, surtout à propos de ses clefs. Elle tient énormément à ses deux porte-clefs fabriqués par son fils (...) Elle veut le rendre heureux. »

*

Trente minutes plus tard, je me retrouve à errer dans les allées d'une boutique de loisirs créatifs. Je passe en revue chaque étagère, chaque article, dans l'espoir de tomber sur mon bonheur. Je souhaite lui fabriquer un porte-clefs, comme quand j'étais enfant. Parce que c'est précieux pour elle et que j'espère lui faire plaisir. Au moins, autant que son bonnet m'a rendu heureux. Cette première partie est une évidence. Après, j'aimerais aussi qu'il lui permette de ne pas trop m'oublier.

— Lake...

Je veux qu'il contienne mon prénom. Alors je cherche comment je pourrais bien faire ça. Finalement, j'atterris dans un rayon rempli de livres d'activités pour enfants. Je tombe sur le tutoriel d'un bracelet, composé de perles en tout genre, avec au centre, des perles rondes et plates dans lesquelles sont inscrites des lettres dorées. Je l'attrape aussitôt et je le montre à une vendeuse.

— J'aimerais faire ça, s'il vous plaît. Est-ce que je peux le transformer en porte-clefs ? Où puis-je trouver le nécessaire ?

La jeune fille, qui doit être à peine majeure, parcourt les rayons avec moi. Je remplis mon panier de pinces, de cordons en cuir, de maillons, de perles avec des lettres, de perles en céramique, de rondelles en métal et d'anneaux en tout genre. Et bien sûr, le livre en question.

À présent dans mon salon, alors que j'en suis à mon deuxième essai, je constate qu'il est bientôt dix-huit heures. Jamais je n'aurais fini à temps avant la séance, je vais y passer la soirée. Mais je crois que ça me rend heureux de prendre du temps pour réaliser un cadeau pour ma mère, pour lui faire plaisir, pour la faire sourire. J'espère qu'elle sourira. Je saisis mon téléphone et j'envoie un message : « Will, je ne pourrais pas venir au ciné ce soir, j'enfile des perles. À lundi ! »


Little CrushOù les histoires vivent. Découvrez maintenant