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Alma

Cinq ans plus tôt

~

— Je n'en reviens pas que tu partes vivre ailleurs, dis-je en contemplant sa chambre pleine de cartons de déménagement.

Je trouve un t-shirt à moi et je le fourre dans mon sac à dos, rempli de tout ce que j'ai oublié chez lui. Dans quelques heures, Will va monter dans un camion et jamais je ne retournerai ici. Enfin, probablement pas.

— J'ai vingt-quatre ans, mon diplôme en poche, une première expérience professionnelle réussie, c'est le moment pour moi de m'envoler.

— Ça me semble tellement adulte.

— Tu viens d'emménager dans un appartement à Paris.

— Un minuscule studio, pas très bien situé.

— Mais c'est chez toi et c'est avec ton salaire que tu paies ton loyer. C'est énorme, Alma.

— Oh ! fais-je en trouvant une photographie, c'est ton frère.

— Montre.

Will saisit le cliché et sourit en se découvrant avec Sean en train de jouer au baby-foot sur la terrasse.

— Sean était revenu d'Australie pour mon anniversaire. C'était pour ma fête du printemps, pour mes vingt ans.

— Ouais, désolée, fais-je simplement en rangeant le tirage.

— Pourquoi, Al' ?

— J'aurais aimé me souvenir de lui, je n'ai plus eu l'occasion de le voir depuis.

— Je sais, mais ce n'est pas ta faute si ton cerveau déconne avec l'alcool, et puis tu auras bien la possibilité de le revoir. Il vit juste à l'autre bout du monde, ce n'est pas comme s'il était mort.

— Euh, ouais, je vais, je dois prendre l'air, je...

Je m'enfuis littéralement sans terminer ma phrase et je m'enfonce dans le jardin, malgré la pluie diluvienne qui s'abat sur moi. Je tente de reprendre mon souffle, d'éloigner la souffrance qui m'assaille.

— Il ne sait pas, il ne savait pas, ce n'est pas sa faute, c'est moi, martelé-je pour tâcher de me calmer.

— Qu'est-ce que j'ignore ?

Je sursaute et je glisse sur l'herbe mouillée, mais Will me rattrape et me maintient debout, contre lui.

— Je ne te laisserai pas tomber, Alma. Tu n'es pas obligée de te confier, mais je ne partirai pas.

— Will, tenté-je de prononcer, la voix chevrotante.

— Tu peux pleurer, Alma. C'est le moment parfait pour ça.

Will essuie ma joue alors que je ne pleure pas encore.

— Il pleut tellement que personne ne s'en rendra compte.

Alors je pleure, sans avoir peur qu'on me voie. Je pleure longuement, en silence, à l'infini. J'aimerais pouvoir lui dire, lui parler, me livrer, mais je n'y arrive pas. Chaque fois que j'essaie, je sanglote toujours plus, jusqu'à ne plus savoir comment faire.

— On devrait rentrer, Alma, me propose Will au bout d'un moment. Tu commences à frissonner, tu devrais prendre une douche et te changer.

— Oui, mais vas-y le premier, j'ai encore besoin d'un peu de temps.

Will retourne chez lui et moi, je vais m'allonger sur l'un des transats sur la terrasse. Un rayon de soleil s'échappe d'entre les nuages et au lieu de chercher l'arc-en-ciel, je ferme les yeux pour laisser la lumière me lécher le visage. Ce cocktail d'eau ruisselante et de chaleur réchauffant ma peau m'apporte un étrange réconfort. C'est sans doute la première fois que je pleure ailleurs que sous ma couette. C'est probablement la première fois que je me montre autant vulnérable devant quelqu'un. C'est certainement la première fois que la mort de mon frère me percute à ce point.

Je finis par rentrer. Et un peu en mode automatique, perdue dans mes pensées, dans cet entre-deux que j'ai conçu, mélangeant les souvenirs fabriqués de mon frangin, tous coincés dans ce grenier, je commence à ôter mes vêtements. Je les laisse tomber en une flaque de tissus. Je regarde cette masse informe au sol et je sens l'eau de pluie couler sur mon corps. Je pousse la porte et je trouve une serviette posée sur l'escalier dans l'entrée. Au moment où je m'apprête à l'attraper, des bruits de pas me surprennent. Je lève les yeux, pensant voir Will, voulant le remercier, mais ce n'est pas lui. C'est Lake.

Lake s'arrête, en haut de l'escalier. Je distingue mal son visage, masqué par l'ombre de la sous-pente, mais il semble si, eh bien, si parfait. Il descend et je n'arrive pas à faire autre chose que le regarder. Il a changé, il est plus large d'épaules, sa mâchoire plus masculine, ses cheveux à peine plus longs que lorsque j'y promenais mes doigts. Ses lèvres sont toujours si tentantes, mais elles ne me sont plus destinées. Son regard noisette rencontre le mien et c'est plus fort que moi. J'ai envie de lui. J'ai beau lui en vouloir, et même le détester, mon corps choisit l'autre camp. Le sien. Vote à main levée, ou plutôt à tétons dressés. Putain, je suis en sous-vêtements !

Je sens une vague de panique me submerger. Non seulement, je suis en sous-vêtements devant lui, alors que je me suis promis que ce jour n'arriverait plus, mais en plus, je dois encore avoir des larmes sur mes joues et de la morve au nez. Et là, dans le couloir, malheureusement, il n'y a plus de pluie pour me couvrir. Je voudrais fermer les yeux, me cacher sous mes cheveux, mais rien n'est possible.

Lake passe devant moi et part dans la cuisine. Je l'entends ouvrir le frigo et faire du raffut avec les tiroirs. Je l'entends reprendre sa vie comme s'il ne m'avait même pas vue. Je suis en mort cérébrale alors qu'il était simplement habillé d'un jean et d'un t-shirt beige. Mais lui, il me trouve pratiquement nue devant lui, le visage bouffi et les yeux larmoyants, et la seule chose que ça lui inspire, c'est de rafler de la bouffe dans la cuisine.

J'attrape ma serviette et j'entre rageusement dans la salle de bain, avec une tout autre raison de pleurer à présent. Je fonce sous l'eau, je ferme le rideau et je m'écroule au sol, en sanglotant. Submergée par des tonnes d'images de lui, de moi, de nous. Ici, dans cette maison. Dans le jardin où quelques minutes plus tôt, je noyais mes larmes sous la pluie. Ce jardin, putain !

Je ferme les yeux de toutes mes forces, mais ça ne fonctionne pas. Je sens sa main glisser sous mon pull, ses lèvres murmurer à quel point je le rends fou, son bassin se presser contre le mien, comme l'ultime preuve de son désir, sa main bloquant mon visage, ses lèvres dévorant les miennes. Puis maintenant cette putain de porte de frigo ! Ses silences, ses absences, son indifférence. C'est comme si, chaque fois que je le vois, mon cœur se brisait une nouvelle fois.

— Alma, murmure Will à travers le rideau.

— Pardon, je n'ai pas vu que tu étais encore là.

— Ne t'en fais pas pour ça.

Et là, je ne sais pas ce qui me prend, je ne sais pas si c'est le fait d'être véritablement cachée derrière un rideau ou si c'est parce que mon cœur vient encore d'être brisé, mais je parle. Comme si je ne pouvais plus garder pour moi toutes ces blessures.

— Mon frère s'appelait Ishan, il est mort quand j'avais trois ans.

Et la blessure la plus vive, celle que j'ai décidé de garder pour moi, est en train de bouffer un putain de sandwich dans la cuisine. 

Little CrushOù les histoires vivent. Découvrez maintenant