833 84 16
                                    

Lake

Deux ans plus tôt

~

Cela fait trente mois que le premier mot a été prononcé. Alzheimer. Vingt-sept mois, que le deuxième mot a été déclaré. Divorce. Vingt-six mois que le troisième mot a été décidé. Vendre. Et vingt-quatre mois que le quatrième mot a été mis en application. Déménager. Ma mère a quitté la banlieue parisienne pour aller vivre chez sa sœur en région bordelaise.

Mais cette solution temporaire a déjà trop duré, et surtout, j'ai enfin obtenu une place pour elle dans une résidence d'autonomie en ville, à Bordeaux. Le problème, c'est que c'est trop loin de ma tante. Et encore plus de moi.

— Cet appartement est très beau, se réjouit ma mère.

— Oui, je trouve aussi, dis-je en installant ses nouveaux rideaux.

— Je vais pouvoir aller faire mes courses à pied. Et même aller au cinéma ! Tu savais qu'il y a une mercerie à vingt minutes d'ici ?

— Non, je ne savais pas.

— Je vais pouvoir te tricoter ton nouveau bonnet, trésor.

Je lui souris, mais je sais qu'elle ne le fera pas. Ma mère ne tricote plus. Elle essaie, mais elle n'y arrive plus depuis que mon père s'est barré lâchement.

On pourrait croire que c'est à cause de sa maladie, mais c'est faux. Ma mère a été diagnostiquée très tôt et elle présente peu de symptômes. Déclin cognitif très léger, stade deux, nous a-t-on annoncé. Elle oublie des noms, parfois des rendez-vous, et elle perd ses clefs ou ses lunettes, un peu plus souvent que tout le monde. Mais ce n'est pas ce qui l'empêche de tricoter comme avant. Non, c'est le manque d'envie.

Apprendre qu'on est malade est difficile à encaisser. Apprendre que la maladie qui nous tue détruira notre esprit avant notre corps est vraiment terrifiant. Mais apprendre que l'homme qu'on a aimé pendant trente-huit ans n'a pas envie de s'emmerder avec ça, c'est destructeur. Et c'est ce qui me fait peur.

Vivre dans une résidence d'autonomie, c'est une excellente chose. Un luxe qui lui permettra de mieux vivre la suite de sa maladie. Mais, être isolée, loin de sa sœur, c'est angoissant. Donc quand on m'a appelé pour me dire qu'une place était enfin disponible pour ma mère, j'ai su ce qui me restait à faire.

Ma mère étant installée et prête à passer sa première nuit chez elle, je pars marcher un peu. Je m'arrête devant un immeuble en plein centre-ville. J'observe la plaque fixée sur le mur : Groupe Yumi, Unami Éditions, Masala Magazine, Yumi and me, Uma Café.

« Ce n'est pas le mien, Will. Ce n'est pas mon rêve. Je ne suis pas sûr d'avoir ce droit. »

*

Pousser la porte de cette entreprise, c'est comme fermer à jamais celle de mes rêves. C'est une sensation étrange, car en soi, travailler ici est une opportunité incroyable. Le job, le lieu, la ville, mes amis et ma mère. C'est tout ce dont j'aurais dû rêver. Le seul problème dans tout ça, c'est que je n'ai pas eu cette chance. Rien de tout ça n'est de mon fait. Mon boulot à Londres n'est pas prestigieux, je vis en colocation et je n'ai pas vraiment de bons amis, mais j'ai tout construit moi-même. Et j'y accorde beaucoup d'importance.

— Bonjour, j'aimerais voir Will Lang, s'il vous plaît.

— Vous avez rendez-vous ?

— Non, mais pouvez-vous simplement lui dire que Lake Evans est là ? J'attendrai dans l'open space.

Little CrushOù les histoires vivent. Découvrez maintenant