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Alma

Présent

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Cette semaine a été à la fois stimulante et satisfaisante, tout simplement parce que j'ai la sensation d'avoir enfin pu accomplir quelque chose d'important.

D'abord, j'ai terminé mon circuit de voiture, enfin, il représente bien plus que ça. Pendant plus d'un mois, accompagnée de mon armée de bagnoles volées, j'ai construit un univers, le mien. Mais aussi celui que j'imaginais pouvoir être le sien, celui d'Ishan. Je ne sais pas grand-chose de lui, je me souviens de si peu, mais je suis persuadée qu'il chérissait ses petites voitures et qu'il pouvait ne jouer qu'à ça, des heures durant, des jours ou des semaines. Alors c'est ce que j'ai fait, à ma manière. J'ai joué avec mes petites voitures pendant plus d'un mois, jusqu'à ressentir l'étrange satisfaction d'avoir créé du lien, d'avoir façonné un souvenir et de l'avoir partagé avec lui. Pour la première fois de ma vie, j'ai l'impression d'avoir vécu quelque chose avec mon frère.

Mais ce n'est pas tout, j'ai décidé de prendre des notes et des photos, de garder les traces de mes réflexions, de mes étapes, de mes solutions et de consigner un journal de bord technique, mais aussi personnel. J'ai eu envie de laisser une empreinte. J'ai l'ambition de permettre à d'autres, de construire ce que je viens de bâtir, de jouer comme je l'ai fait, de partager mon souvenir ou de se créer le leur. J'ai eu besoin d'exprimer mes émotions et de les transmettre. Mais ça, je ne peux pas le faire seule. Et ironiquement, la personne, la mieux placée pour m'aider, est celle qui ne m'apprécie pas, qui m'a pourtant permis d'y parvenir, que j'ai délibérément volée, et qui m'obsède autant qu'elle me blesse.

J'ai passé la journée à entretenir mes peurs. La crainte de le revoir depuis ce brunch étrange chez Will, celle de lui donner accès à une part de moi, l'une des plus intimes, et celle de lui donner le pouvoir de décider de la suite de mon projet. J'ai failli renoncer des tonnes de fois. Je ne savais pas comment lui en parler ni comment faire. Puis, j'ai repensé à ses mots.

« Alma, rien n'est plus personnel pour moi que lorsque tu m'appelles Lake. Si ce n'est pas ce que tu veux, tu vas devoir te désengager. »

Il avait tellement raison. J'ai pris le temps de mettre les choses à plat et surtout d'être honnête avec moi-même. En réalité, il y a deux choses que je voulais. D'un côté, je souhaitais lui soumettre un projet professionnel et donc me référer à Monsieur Evans. De l'autre, j'espérais le remercier de m'avoir bousculée, d'avoir hacké mon système et exposé mes failles. Pour ça, je devais m'adresser à Lake. Et puis, je devais aussi lui rendre ce qui lui appartient, car si j'ai appris un truc ces dernières semaines, c'est l'importance des petites voitures et de tous ces objets qui portent en eux des milliers de souvenirs. Ces petites mémoires roulantes, j'ai beau les avoir aimées, elles ne sont pas à moi.

Donc j'ai dissocié le tout, je me suis en partie désengagée. Un dossier pour Monsieur Evans et mon badge General Crush pour Lake. Je ne sais pas ce qu'il est en train de faire. Peut-être rien, mais il m'a quand même semblé, qu'il m'attendait. Il étudie peut-être mon dossier, et dans ce cas, il devrait en avoir pour un long moment. Ou peut-être bien qu'il a choisi la deuxième option, et alors, s'il est joueur, il en aura pour encore plus longtemps.

Je m'installe dans l'un des canapés, pas prête à quitter cet endroit, pas tout de suite. Je sais pourtant que le moment est proche, que plus rien ne me retient ici. Je n'ai toujours pas de travail, mais j'ai compris que j'avais besoin de prendre du temps pour moi. Que j'avais le droit de réfléchir, d'expérimenter, de me tromper, de chercher, de trouver, de me surprendre. Je n'avais pas ressenti autant de plaisir à me lever le matin depuis longtemps. J'ai travaillé d'arrache-pied sur ce projet sans jamais me décourager, sans jamais être en colère ou déçue, des autres ou de moi-même. Je me suis épanouie et j'aurais dû mal à me passer de cette sensation. Pour rien au monde, je ne voudrais retrouver une routine qui me détruit à petit feu.

« Rien ni personne ne vaut le coup de ne plus sourire quand le soleil du matin vient caresser ton visage. »

Un bruit violent me sort de mes pensées. La luminosité est faible, la pièce est presque vide, et je me rends compte que j'ai terminé, du début à la fin, un livre. Puis, des martèlements de pas me parviennent, et enfin, je le vois. Lake.

Il avance dans ma direction, sa détermination semble n'avoir aucune limite. Étrangement, il ne porte pas sa traditionnelle chemise ni ses chaussures habillées, non, il est en t-shirt et en chaussettes. Et puis son bonnet presque rose est enfoncé sur sa tête, et ce détail me fait sourire. C'est alors qu'il s'arrête devant la table qui nous sépare. Il pose une boîte métallique devant moi. Elle est usée et ressemble beaucoup à celle que je lui ai volée. Sa main est toujours appuyée sur le couvercle. Il patiente calmement, tandis que je frémis d'impatience de découvrir ce qui s'y trouve. Mais il ne bouge pas.

Finalement, je lève les yeux vers les siens et je recule un peu dans le canapé, sous le choc. Je ne m'attendais pas à lire autant d'émotions dans ses prunelles. Ses doigts s'écartent un à un, libérant la boîte, et les miens tremblent en l'ouvrant. Si elle ne contient pas l'ensemble de son armée roulante, elle n'est pas vide pour autant. Loin de là. Elle renferme le plus beau des trésors.

Broken Bells.

Little CrushOù les histoires vivent. Découvrez maintenant