Prologue

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Octobre 2008

On l'entend parfaitement, c'est pas possible de le rater. Debout sur le pas de la porte de ma chambre, j'observe le couloir, plongé dans le noir. C'est le seul bruit, vraiment le seul bruit. Et même en dormant profondément, je suis presque sûre qu'on ne peut pas juste l'ignorer. La preuve, moi ça m'a réveillée.

L'entrée de leur chambre est juste à quelques mètres de la mienne, à quelques mètres de la sienne, et pourtant, à part moi, personne n'a l'air d'en avoir quelque chose à faire. Il pleure, il les appelle, je sais même sans le voir qu'il est tétanisé dans sa chambre, mais aucun mouvement près de la porte de mes parents.

Ça n'arrive pas tous les jours, encore moins toutes les semaines, mais ça arrive assez souvent pour que je sache que je serai encore une fois la seule à aller le rassurer. Ni mon père, ni ma mère ne lèveront le petit doigt. C'est encore un de ses caprices apparemment, encore une de ses façons d'attirer l'attention.

Bien évidemment. Mon petit frère, du haut de ses 7 ans, se débat avec ses démons en plein milieu de la nuit juste pour "attirer l'attention". C'est pour "attirer l'attention" qu'il se recroqueville au bord de son lit en fermant les yeux, c'est pour "attirer l'attention" qu'il s'agrippe à moi comme si sa vie en dépendait dès que je pousse la porte de sa chambre.

Bien évidemment, tout le monde le sait.

Si ma mère savait que je descendais le couloir en silence, à chaque fois, je signerais mon arrêt de mort. Surtout cette nuit. Les seuls mots qu'elle aurait à la bouche, ce serait pas "Pauvre Alex, il a encore enchaîné les crises d'angoisse cette nuit ?", ce serait plutôt "Tu n'aurais pas dû aller le voir, tu as des contrôles en maths, physique et SVT ce matin, tu vas être épuisée.".

C'est toujours la même chose.

Les larmes qui menacent de couler à force de l'entendre pleurer et appeler à l'aide à l'autre bout du couloir, j'attrape la petite bobine de laine presque achevée sur mon bureau, le carnet posé à côté, un crayon, le ciseau, et je descends le couloir jusqu'à sa porte.

Fermée évidemment, faudrait pas que le bruit les dérange de trop.

- Partez, je l'entends renifler derrière la porte, partez, partez.

Quand je me faufile enfin dans la pièce, c'est toujours la même scène qui apparaît sous mes yeux : une petite boule sous la couette, dans le coin du lit, qui se balance en pleurant et en suppliant.

Qui peut laisser quelqu'un comme ça sans rien faire ?

- Alex, je murmure en m'accroupissant au bord du lit, près de lui. C'est moi. J'ai pris la ficelle, le ciseau et le registre des méchants fantômes.

- Ils sont tout près, il sanglote en venant se coller à moi, toujours emmitouflé entièrement sous sa couette, ils sont tout tout près.

Sa chambre est vide, y a rien de plus vide. Mes parents, persuadés au début qu'il interprétait juste les ombres des objets de la mauvaise façon, ont tout enlevé, tout. Il reste un lit, un placard fermé, et un tapis.

- Je suis là moi aussi, je passe ma main sur ce que je devine être sa tête, en essayant de limiter les tremblements de ma voix. Tu m'aides à faire disparaître les fantômes ? Je peux pas le faire toute seule.

- Ils sont là, il se resserre contre moi en sanglotant, ils sont là.

Lui faire comprendre que moi aussi, je suis vraiment là, ça peut prendre 2 secondes, 2 minutes, ou 2 heures. Ça dépend des nuits.

- Alex, j'attrape la bobine de laine avant de la poser près du bord de la couette, regarde, je la pousse doucement contre lui, on va pouvoir couper la ficelle tous les deux. Et écrire leurs noms.

- Mi ? Mes poumons se vident quand je le vois relever la tête sous la couette. Mi ?

- Oui, je lâche, au bord des larmes, je suis juste là Alex, je le serre dans mes bras quand il sort de sous la couette pour venir se réfugier contre moi, juste là.

C'est pas pour autant qu'il ose regarder autour de nous, même d'ici, je vois parfaitement la façon dont il force ses paupières à rester coller l'une à l'autre, elles se plissent tellement il force.

- Tu me laisses faire ? Je dépose un bisou sur sa tempe en enroulant le bout de laine rose clair autour de son poignet. Un petit nœud, je murmure, et à toi de faire l'autre.

C'est le seul moyen que j'ai trouvé. C'est le seul truc qui fonctionne. Avec la ficelle, je le relie à ses fantômes, puis je le laisse couper le lien avec le ciseau. Et il se calme. Jusque-là, ça a toujours marché.

En sanglotant en silence, il attrape le bout de laine, fait un nœud dans le vide, avant de me le tendre, le regard toujours aussi inquiet.

- À toi, je lui donne le petit ciseau. Coupe Alex, ils vont disparaître, je te promets.

Son autre main serrée autour de mon bras, il place le ciseau près de la laine, entre son nœud à lui, et le nœud des fantômes, et il coupe. C'est toujours presque instantané : ses joues se détendent, ses lèvres arrêtent de trembler, et je retrouve le regard doux de mon petit frère.

- Mi, il murmure en revenant contre moi, lâchant le ciseau sur le côté.

- Bravo, je chuchote contre ses cheveux, tu as réussi, tu es le plus fort, je le berce doucement. On écrit leurs noms dans le livre des méchants fantômes ?

Même quand il hoche juste la tête, je peux le voir : la façon dont chacun de ses muscles se détend peu à peu. Par lui-même, il hisse le gros carnet sur nos genoux, pendant que je lui tends le crayon.

C'est simple, j'ai pris le plus gros carnet de tout le magasin, celui avec la tranche la plus épaisse, celui qui faisait le plus ancien, le plus magique. Je voulais que mon histoire tienne la route : c'est le livre où on enferme les méchants fantômes pour qu'ils ne puissent plus revenir, comme un sortilège.

J'ai espoir qu'un jour il ait écrit tellement de noms dedans que les crises s'arrêtent. C'est pas arrivé encore. Mais quand je le vois écrire de son écriture ronde les prénoms de ses fantômes, un air déterminé au visage, je me dis que oui, un jour on y arrivera, tous les deux.

Nexus · PLKOù les histoires vivent. Découvrez maintenant