Chapitre 1 : Arrows Lullaby (2)

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En une demi-heure, elle avait atteint le point le moins large de la langue de terre qui séparait le village et ses terres du reste de l'île. Lorsque la mer se formait, ce qui n'était pas courant dans la région, il arrivait que les vagues franchissent la très large plage de galets qui étaient léchées des deux côtés par l'eau glacée et inhospitalières de la Mer Frimarkis Fiarë Sana. Mais ce n'était pas le cas actuellement et le passage était large de quinze à vingt mètres. Quelques pas encore et les galets faisaient à nouveau place à la forêt tandis que le terrain remontait à nouveau.

Le bois mort et le relief du terrain auraient mis facilement à genou même le plus sportif des hommes du sud. Mais les Frimarkis n'étaient pas taillés du même bois, littéralement, et elle ne ralentit même pas l'allure.

En dehors de son arc et de ses vêtements, elle ne portait qu'une ceinture où pendait un long couteau dont la lame devait faire presque quarante centimètres, protégés dans un fourreau. Cette arme avait pour vocation d'achever les proies agonisantes pour abréger leur souffrance, la longue langue d'acier atteignant sans peine le cœur, et de permettre ainsi éventuellement à la chasseuse de se nourrir de sang et de viande chaude. Elle n'avait pas de sac, rien pour se restaurer ou boire pendant la journée. L'eau n'était pas un problème de toute façon dans cet environnement et à cette époque de l'année. Le brouillard du matin finirait par s'égoutter sur les aiguilles des pins alentour et il existait quelques plantes que la forme des feuilles conduisait à accumuler cette eau douce, comme un seau ou un récipient quelconque que l'on aurait placé sous la fuite d'un toit. Pour la nourriture, la chasseuse pourrait se recharger en énergie avec le sang de ses proies où elle devrait attendre son retour. Les Frimarkis étaient habitués à avoir un ventre vide. Et si elle venait à se blesser ou à se perdre, elle était condamnée de toute façon. Il n'y aurait personne pour venir à sa recherche. Frima n'acceptait ni les maladroits, ni les imbéciles, ni les malchanceux. En fait, Frima n'acceptait personne. Il tolérait tout juste, et à condition que vous soyez capable de survivre au pire.

Mais la chasseuse n'en était pas à sa première sortie et lorsqu'elle prit le chemin du retour, presque cinq heures plus tard, elle portait sur son dos deux Glaricz bien dodus. La charge était importante, pour des proies qui n'étaient pas de première qualité mais personne ne songerait à se plaindre de cet apport de viande. Et malgré le poids qu'elle devait porter, elle se déplaçait toujours aussi rapidement, son souffle à peine plus court. Elle naviguait dans les bois avec une aisance presque fantomatique, ne faisant presque pas un bruit.

Elle était presque de retour au passage que les villageois appelés « le gué » lorsqu'elle les entendit. Les voies venaient du rivage sud-est, sur sa gauche. Elle était trop loin pour comprendre ce qu'il se disait mais elle bifurqua dans cette direction. Il était tard, et les bûcherons auraient dû être rentrés depuis un petit moment, pour apporter de l'aide aux champs notamment, mais elle n'avait rien contre un peu d'aide pour les trois derniers kilomètres. Ses épaules commençant à protester contre le traitement qu'elle leur infligeait depuis plusieurs heures.

Elle était bien plus proche lorsqu'elle se rendit compte de son erreur. Elle n'avait pas compris non pas parce qu'elle était trop loin, car elle était bien plus proche d'eux qu'elle le pensait, mais parce qu'ils ne parlaient pas sa langue. Elle était à une centaine de mètres du rivage lorsqu'elle les vit dans une trouée des arbres.

Un bateau, particulièrement imposant par rapport à ce qu'elle avait plus voir par le passé (essentiellement des barques de villageois ou de rares voyageurs), mais tout de même taillé pour les eaux particulièrement dangereuses de la Mer Frimarkis Fiarë Sana, s'était échoué, probablement volontairement, sur l'une des dernières plages de galets avant la reprise des falaises, vers l'est. Une trentaine d'hommes en descendait. C'était des hommes du sud, sans le moindre doute. Leurs cheveux et leur barbes étaient noires comme la nuit. Ils portaient des tenues que l'on ne voyait jamais dans cette région : des cuirasses et des cottes de mailles, avec des capes pour se tenir chaud. Les Frimarkis savaient depuis longtemps que porter du métal était le meilleur moyen d'attraper la mort lorsqu'il gèle la majeure partie de l'année mais les hommes du sud n'étaient pas réputés pour leur grande intelligence. C'était même l'inverse : ils étaient stupides, intolérants, obtus et belliqueux. Et ceux qui débarquaient ne dérogeaient pas à la règle.

Ils portaient de longues épées et des boucliers. Il y avait également des armes étranges que les anciens avaient évoqués une fois ou deux : des arbalètes. Elle avait mémorisé une seule chose de ce récit : rien à part un épais tronc d'arbre ne protégeaient vraiment des traits que ces porteuses de mort projetés à une très grande vitesse. Le seul défaut de cette arme était qu'elle était particulièrement longue à recharger.

Elle les observa de longues minutes, hésitant sur la conduite à suivre. Ils n'étaient certainement pas venus avec des intentions honorables mais ils ne semblaient pas non plus pressés de se mettre en marche. Étaient-ils conscients que la nuit et le froid les cueilleraient bientôt ? Il fallait tout de même qu'elle prévienne le village, même s'ils n'avaient ni les armes ni les moyens de s'opposer à trente hommes armés et entraînés. Peut-être pourraient-ils s'enfuir ? Mais cela les condamneraient assurément à un hiver encore plus difficile. Si leur village était à reconstruire, ou même si leurs maigres réserves étaient pillées, il serait difficile d'y remédier. D'un autre côté, les hommes du sud savaient-ils où chercher ? Peut-être ne s'étaient-ils arrêtés là que pour bivouaquer et se ravitailler, pour autant qu'il soit possible de faire ce dernier point en Frima.

Elle était sur le point de faire demi-tour et de se replier en silence dans la forêt lorsque le dernier homme sauta enfin du navire. Et alors, tout s'accéléra. Le plus grand, et probablement le plus fort d'entre eux, leva son épée vers le ciel et l'abattit lentement dans la direction exacte du village. Il n'y avait plus de toute sur leur intention et ils se mirent en branle, dans un silence remarquable vu leur accoutrement et la tendance typiquement sudiste à hurler à tout-va, même bien avant la bataille. On aurait dit l'un de ces commandos sur-entraînés qu'évoquaient parfois les anciens.

Elle devait les devancer, elle n'avait plus le choix. Elle n'hésita pas à déposer en douceur ses deux proies. La nuit les conserveraient et elle pourrait venir les récupérer le lendemain, si elle était toujours en vie et qu'ils se sortaient de cette situation.

Elle se redressa ensuite en douceur puis s'élança vers le gué. Elle pouvait les distancer facilement et elle avait l'endurance nécessaire pour couvrir la majeure partie du trajet en courant.

Elle n'eut cependant pas cette chance. Elle venait à peine de mettre en branle sa puissante musculature et de lancer son corps dans un exercice pour lequel elle était taillée depuis des générations, lorsque son pied d'appui dérapa sur une plaque de mousse cachées sous une petite couche d'épines de pin. Prise par surprise, elle tomba lourdement, fracassant le bois mort sous elle.

Shield MaidenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant