Folie suggérée

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M Y L A

Le repas est terriblement tendu ce soir. Mon père parle peu mais dévore ma mère des yeux. Comme à l'époque. Il y a longtemps. Un temps révolu. Terminé et achevé qui ne mérite pas de revenir.

Il l'aime toujours. Malgré et contre tout. Je le vois dans ses gestes précautionneux à son égard. Il veut que tout soit parfait pour elle. Notre invitée. Notre mère disparue puis revenue.

Il aimerait la récupérer, Apolline et moi le savons bien... Il ne s'est jamais remarié depuis notre mère. Il n'a même pas eu une seule autre histoire d'amour depuis maman. Il l'aime mais notre mère reste sourde à son émotion. Sourde et impassible face à ces vingt cinq ans de mariage détruits.

Maman l'obsède, il l'aime et n'aimera jamais personne d'autre d'un tel amour fusionnel. Son coeur n'appartient qu'à elle et bien souvent je le regrette.

On ne choisit pas qui on aime...
On ne choisit pas qui nous quitte... On ne choisit pas qui nous brise... Et bien souvent un tel amour, s'étirant sur tant d'années passées ensemble, finit irremplaçable.

C'est triste, tu ne trouve pas ? Cette âme adulte qui m'est paternelle finira seule avec le temps. Solitaire dans son cœur démuni de cet amour indescriptible qui fait chavirer le monde et réveiller les morts par la simple puissance de ce sentiment.

Il aura bien entendu nous, ses filles, à ses côtés. Mais nous finirons par vivre notre vie loin de lui... Pour les études et la vie.

Nous nous emparerons des ailes de la liberté et quitterons ce nid douillet pour pouvoir enfin abandonner une bonne fois pour toute la douleur des souvenirs incessants. Je me demande encore aujourd'hui pourquoi Apolline reste encore près de nous alors qu'elle devrait fuir loin de cette horreur familiale...

Mais peut-être parce qu'au fond, elle ne veut pas ressembler à notre mère et à la lâcheté de son abandon. Malgré ce qu'elle peut bien me révéler, ma sœur n'est pas si proche de ma mère que je puis le penser...

Apolline demande alors à notre mère en piquant de sa fourchette assassine un morceau de steak haché :

-Et donc... Papa nous a dit que tu était assistante sociale maintenant ? Tu aimes ton nouveau travail ?

Maman essuie sa bouche dans sa serviette. Du rouge à lèvre reste imprimé dessus comme une tâche de sang immobile. Ou une pétale de rose qui a oublié de continuer à s'épanouir...

Une pétale de rose. Une pétale de...

-Oui, il est vraiment très bien ! Et toi tu as trouvé du travail dans les cuisine d'un restaurant, c'est ça ?

-Ouais, dans un petit bouiboui. C'est génial, je gagne peu mais je m'éclate, répond ma soeur. Je fais principalement des desserts en fait... J'adore ça ! C'est mon passe temps préféré.

Ma mère hoche la tête dans un sourire de fièreté mensongère. Le mensonge, elle n'a jamais su le cacher. J'entends bien la fausseté de ses mots se chahutant dans l'espoir d'être crus.

Puis, elle se tourne vers moi. Ses cheveux courts fraîchement bouclés rebondissent sur son crâne. Un sourire crispe sa bouche et ride son visage. Son fin menton tressaute avant de cracher quelques mots.

-En parlant passe temps... Tu fais toujours de la musique, Myla ?

Silence.

Tout le monde se tait. On attend ma réponse. Seuls les raclemants des couverts sur les grincheuses assiettes se font entendre. Mon père hoche doucement la tête m'invirant à répondre même si je n'en ai pas envie.

L'être de l'AubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant