La demande qui n'a pas de prix mais qui vaut tant

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A D A M

-Minou Minou ! Oooh, tu sais que tu es la plus ador...

Je claque la porte d'entrée en entendant cette voix, ces mots qui me font grimacer.

Ouais, chez nous, claquer la porte c'est une sorte de rituelle d'hospitalité à ne jamais utiliser avec modération.

-T'es sérieux, tu causes encore avec ton araignée ? demandé-je de l'entrée.

-Les gens causent bien à leur chien.

Mon père se redresse du terrarium et le referme avec trop de délicatesse à mon goût pour un simple petit monstre à huit pattes comme Minou.

-Fais gaffe à toi en tout cas, je ricane amèrement. Si elle sort de son terrarium et te saute sympathiquement au visage pour te le bouffer, souviens-toi que j'aurai tenté de te prévenir.

-Minou est aussi méchante qu'un chamallow grillé, fils.

Je claque ma langue contre mon palet et gratte à nouveau dans mes paumes les crouttes en forme de croissant de lune.

Mon père se tourne vers moi comme un automate et s'éloigne de son araignée adorée.

Il me dévisage un moment avec cette même douleur, cette même tristesse que j'ai cru percevoir hier quand il m'a vu bien amoché. Puis, la tristesse dans ses yeux disparaît pour laisser place à une sorte d'once de déception qui traverse toute sa face de bulldog avant qu'il ne pointe un doigt boudineux vers mon visage.

-Il faut qu'on parle de ça.

Freignant de ne pas comprendre, je me frotte le menton de mes longs doigts ressemblant, maintenant que j'y pense, à des pattes longilignes d'araignée...

-Oh, alors toi aussi tu trouves étrange qu'à dix-sept piges, je n'ai toujours pas de barbe...

-Tu t'es battu, Adam Pargraff ! Tu as eu une heure de colle...

-Deux en fait.

Le rouge colore sa tête et il ressemble à une fraise en train de cramer au soleil. Ses bras font de grands gestes qui partent et reviennent dans tous les sens en brassant l'air dans un sifflement presque silencieux. Je suis presque certain que, dans une vie antérieure, il savait extrêmement bien faire du crawl et était maître nageur ou sauveteur en mer.

-Mais qu'est-ce qu'il ne tourne pas rond chez toi ?! Tu es au courant que ce que tu fais aura des répercussions sur tes bulletins ? Sur ton avenir ? Tu crois que des gens veulent embocher des jeunes qui ne respectent rien et se battent ?

-C'était la première fois que je me battais dans l'enceinte du...

-Mais putain, libérer les crapauds par la bouche d'aération des toilettes des filles, C'ÉTAIT AUSSI UNE PREMIÈRE FOIS DANS L'ENCEINTE DE L'ÉCOLE ! IL N'EMPÊCHE QUE C'EST INTERDIT !

-Oui, bon, j'avoue que cette idée n'était pas brillante mais ça remonte à lon...

Mon père pose une main sur son crâne dégarni et secoue la tête dans un long soupire las, si las qu'il n'ose plus vraiment poser ses yeux sur moi.

-Je ne sais plus quoi faire de toi et ta mère non plus d'ailleurs. Je t'ai privé de téléphone je ne sais combien de millième de fois, de sortie aussi, j'ai pris ton appareil photo... Je... Je ne sais pas et vraiment plus comment te ramener à la raison et faire enfin en sorte que tu écoutes ce qu'on te dit. Parce que si on te le dit, c'est que c'est important dans le fond.

Alors, une idée traverse mon esprit et s'aglutine comme une sangsue contre mon crâne. Plus j'y pense plus elle me semble bonne et tenace, plus j'y crois à cet espoir qui fait palpiter dans un bruit sourd mon cœur. Alors, avec cette idée ultime qui s'accroche si fort à mon âme, je tente le diable  :

-Je vais aller voir Gabriel cet après-midi... Tu sais, ton autre fils.

Il me fixe soudain comme si deux tentacules venaient de me pousser du front et qu'une anguille bleue et rose décorait sympathiquement ma nuque en guise d'écharpe. Sa bouche s'ouvre et se ferme, ses mains se balancent dans le vide et du coin de l'œil, je vois Minou, vêtue toute de noire, ramper dans sa prison de verre.

-Hors. De. Question !

Je me balance à gauche, puis à droite pour me donner le courage qu'il faut afin de continuer.

-Si tu acceptes enfin que je le vois sans que j'ai à me cacher, sans que tu piques une crise et qu'on s'engueule à nouveau et qu'on fracasse un peu plus cette famille qui n'en est plus vraiment une... J'arrêterai mes conneries au lycée et mon comportement en cours sera irréprochable, dis-je alors, prêt à tout sacrifier pour simplement pouvoir voir mon frère quand j'en ai besoin et surtout quand lui en a besoin. S'il te plaît ?

Mon père semble ébahi, ses yeux tout ronds ne me quittent pas un seul instant et je sens, aux tréfonds de mes entrailles, sa réticence à accepter.

Il va dire non, comme toujours.

-Fils, écoute. Ce garçon...

-Ton fils. Mon frère. Gabriel. Les façon de l'appeler sont vastes, je le coupe. Parler de lui en disant "ce garçon" ne me semble franchement pas adapté.

-Oui... Il n'est plus le même que celui que tu as pu connaître durant ta vie, tu comprends ? Il s'est drogué, s'est bousillé... Il est schizophrène ! Est-ce que tu peux arriver à comprendre qu'il n'est pas sain d'esprit et que... Lui rendre visite n'y changera rien, qu'il pourrait te blesser, te...

Je décide de garder aussi longtemps que possible un semblant de sang froid que je ne suis pas certain à cent pour cent de posséder. Si je m'énerve, je peux dire adieu à ma demande et aux traits si précieux de mon frère.

-C'est mon frère ! Et t'inquiète pas, il est bien encadré vu qu'il est dans un hôpital spécialisé pour les cas comme lui, je ne risque rien, j'te le jure.

-Ce n'est pas sain pour ta propre santé mentale, écoute-moi...

Sentant qu'il n'y a plus rien à faire, la colère me fait voir trouble et semble être ma seule défense face à cette douleur de toujours devoir voir Gab en cachette et de toujours subir les conséquences de ces non-dits qui, une fois découverts, sont dévastateurs.

N'en pouvant plus, je lâche mon sac à dos par terre sans aucun ménagement. Il tombe avec cracas au milieu de la pièce, des meubles, des bibelots, de tout ce qui a toujours été présent dans ma vie.

-Très bien, capitulé-je.

-Quoi ?

-Tu ne veux pas que je le vois et moi, je ne veux pas arrêter mes conneries.

Sur ces paroles, je rejoins la porte d'entrée pour empêcher l'explosion d'entacher les murs de la maison. J'ai besoin de partir loin de ce salaud qui, juste parce que son fils aîné n'est plus aussi parfait qu'il le pensait, m'empêche de le voir et de tenter de le soutenir dans tout ce profond merdier.

-Où vas-tu ?!

Je tourne la poignée sans même lui répondre, parcequ'il n'en vaut pas la peine et qu'avec lui rien n'en vaut jamais la peine.

-Adam, attends ! C'est... Je... C'est d'accord, tu m'entends ?

Mais trop tard, je claque la porte d'entrée et je me casse d'ici. Qu'il regrette donc toute cette souffrance qu'il me fait endurer en plus de celle de ne voir qu'occationnellement Gabriel.

Et pourtant, j'ai entendu ses mots et quelque chose en moi se libère et se relâche. Un soupire, bien malgré moi s'épanouit contre mes lèvres et dans l'air glacé. Je souris et mes yeux s'humidifient juste le temps que le bonheur me percute de plein fouet.

Je ne vais pas l'abandonner, je serais là, je prendrais soin de lui aussi souvent qu'il me le sera possible, maintenant. Il n'y a plus de limite, plus que lui qui compte et il s'en sortira, il sera stable, sa schizophrénie maîtrisée, il reviendra à la maison et avec lui, tout redeviendra normal. Plus rien ne sera comme avant, ça c'est sûr, mais tout sera peut-être justement mieux ?

L'être de l'AubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant