Rires étoilés

51 11 9
                                    

Gwen pose son sac à ses pieds. Elle soupire en s'asseyant à mes côtés. Sa respiration est forte. Comme si elle venait de courser le temps en espérant gagner contre lui. Ses traits sont fermés. Et, pour marquer le tout dans ce tableau étrange, elle ne parle pas. Aucun bruit si ce n'est celui de sa respiration. Aucune réflexion n'est déclarée haut et fort comme à l'accoutumée.

Je comprends alors que quelque chose ne va pas. Son silence est inhabituel. Il me fait presque paniquer.

Je tolère mal le silence des autres. Le fait qu'ils restent là, avec leurs pensées joyeuses et leurs réflexions capables de chambouler le monde. C'est assez hironique, tu ne trouves pas ? Presque de l'égoïsme... Je ne parle pas, mais les autres doivent parler.

C'est moi qui suis censée rester muette. Moi la prisonnière de mes mots qui se morfondent certainement quelque part avec toi.

Je décroche un post-it de mon sac et lui tend mon écriture.

_Qu'est-ce-qu'il y a ?_

Ses yeux croisent les miens. Sa bouche s'ouvre. Enfin, surgit le déluge des paroles restées jusqu'alors en suspend :

-Tu sais que parfois j'en ai marre des gens ?

J'écarquille les yeux, ayant peu l'habitude de voir une Gwendoline si pessimiste. Elle est toujours pleine de joie, Gwen. Elle se plaint rarement de ce que la vie lui offre ou lui retire. Elle est juste là, à s'émerveiller de ce qu'elle a... A parler des détails qu'elle voit avec simplicité.

L'aurais-je rendue ainsi, accrimonieuse, à force de la côtoyer ? Les yeux me picotent rien qu'à cette terrible pensée. Je ne veux pas pas être coupable d'un tel crime...

Les gens ne méritent pas de ronger du noir. Ils doivent vivre, avec le bonheur qu'ils ont. Avec les proches qu'ils ont. Ils doivent rire des petites choses et s'esclaffer des grandes.

Même si parfois la vie est pourrissante, le monde entier doit voir ce qui brille encore. Comme les étoiles dans un ciel rempli par le noir de nos malheurs, nous devons rester figés sur leurs étincelles étoilées. Figés sur les moments puissants que leur somptuosité singulière ne peut enlever.

Figés.

Figés jusqu'à oublier même que le noir existe. Seules les étoiles dorées subsistent dans nos mémoires.

Et pourtant... Pourtant, j'aurais beau hurler que tout le monde doit vivre heureux... Je n'y arriverai pas. Je n'appliquerai pas la règle que je m'éventre à garder autour de moi. Autour de toi.

Moi aussi, il faut que j'arrête d'être pessimiste... Et égoïste. Il faut que j'arrête de penser à toi. Mais c'est impossible. Il faudrait me changer entièrement dans ce cas. Il faudrait changer mon passé dans son ensemble. Il faudrait te supprimer partout à l'intérieur de ma tête, tout au fond de mon coeur, en espérant ne plus avoir ce présent-ci. En espérant ainsi oublier à jamais l'idiotie de ton geste. L'idiotie de mon ignorance. L'idiotie de nos insouciances volées en éclat.

Gwen m'arrache à mes pensées.

-Non mais sérieusement, qui a créé les trottoirs ?! C'est une horreur, ils pouvaient pas juste les faire plats ou je sais pas moi, moins haut ? C'est un truc à se casser une cheville et à perdre une jambe et à faire pourrir un doigt de pied !! Je viens de m'exploser la figure juste devant le lycée à cause d'un trottoir ! Je ne te raconte même pas la honte que j'ai eu, les gens me regardaient comme une extraterrestre ! Personne n'est venu m'aider ! Personne ! Ils m'ont regardé et certains se sont même marrés comme des bonobos !

Elle inspire un grand coup avant de reprendre :

-Je suis arrivée ici en courant parce que j'allais être en retard et que je déteste arriver après toi, tu parais toujours triste quand tu es seule et je déteste ça... Comme je déteste courir !

Elle plaque un de ses doigts sur son front. Le teint rougi par l'émotion et sûrement son aventure matinale. Elle continue :

-Non mais vraiment ! Déjà, est ce que j'ai une tête à courir ?... Ne m'imagine même pas courir Myla, je te l'in-ter-dit ! C'est juste... Hideux à voir ! Ne m'imagine pas non plus tomber le nez en avant sur du goudron, ça pourrait détruire l'image que tu as de moi. Je te jure Myla je vais...

Mais je ne tiens plus et dans un dernier effort vain, je ris doucement. D'un de ces rires doux que j'ai perdu l'habitude d'avoir. Mon coeur s'allège juste quelque femtosecondes mémorables. J'ai l'impression de voir des étoiles de petits bonheurs voleter autour de Gwen et ses exclamations. Je m'y attache autant que je peux pour ne pas perdre de vue la splendeur des heureux moments partagés. Ses déclarations du monde injuste qu'elle voit me font arracher un sourire.

Gwen me regarde un moment sans oser rien faire. Puis elle éclate de rire. Elle rit à en faire glisser quelques minuscules larmes scintillantes autour de ses grands yeux. Elle rit jusqu'à s'étouffer dans ces étoiles qui continues de tourner autour d'elle et sa joie.

Puis, notre professeur entre en classe en s'excusant de nombreuses fois pour son retard "inexcusable" de quinze minutes. Je souris. Car grâce à lui et son retard, j'ai ris avec Gwen.

Gwen tente toujours de se reprendre en se raclant la gorge le plus discrètement possible.

Je tire vers elle un dernier papier avant que le cours ne commence véritablement.

_Tu devrais peut être arrêter de courir un moment_

Et Gwen me répond en masquant tant bien que mal son rire :

-Je vais plutôt signer une pétition contre les trottoirs assassins, elle se penche vers moi. En tout cas je suis très contente de t'avoir fait enfin rire !

L'être de l'AubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant