A D A M
-Ag... Agathe ?
-Non, c'est ton frère. Comme toujours en fait.
Il me regarde une fraction de seconde dans une sorte de moment de sobriété.
-Tant mieux, les arbres les plus hauts pourissent toujours les premiers.
Je hausse les épaules, m'assois près de lui, lui tenant ainsi compagnie chaque fois que c'est possible. Je voudrais le toucher, lui montrer que je suis bien fait de chair et de sang, de muscles puissants, d'une odeur et d'une chaleur... Que je ne suis pas seulement dans son esprit mais que je fais parti de sa vie réelle, cette vie même qu'il oublie. Mais la dernière fois que j'ai posé ma main contre la sienne pour ne serait-ce que retrouver le peu de frère qu'il me reste...
-Tu sais, je ne suis pas certain, regarde les baobabs, ils sont gigantesques et ils vivent très longtemps sans pourir ! l'informais-je d'une voix lente, les yeux posés sur cette coquille à demi vide devant moi.
Il ne cille pas sur ma réponse, me regarde juste presque sans émotion, pourtant je sais, je suis certain, qu'il ressent quelque chose au fond de ses tripes, c'est impossible autrement !
-Je ne parle pas de ces arbres là, me dit-il, presque frustré. Certaines choses ressemblent à des arbres mais ne le sont pas.
Et je ne comprends pas vraiment je crois, je me demande si c'est une manière de m'insulter ou juste de faire la conversation.
Je soupire, me penche en avant, en veillant bien à ne pas le toucher et à éveiller en lui la raison de sa venue ici.
-Maman s'inquiète pour toi, pour ton avenir, pour... Le frère que j'ai perdu.
-Ça fait combien de temps que je suis ici ? me coupe-t-il. Je perds toutes les belles notions. Le temps est bizarre, il avance. Il se déforme, va vite puis ralenti ! La nuit arrive et tout d'un coup le jour est là.
Il fait de grands gestes en disant cela et les infirmiers dernière lui, au loin, le toisent avec méfiance, prêts à intervenir n'importe quand.
-Ça fait treize mois, fréro. Tu perds peut être tes notions mais saches que je les guette pour toi. Tu ne seras pas perdu dans le temps, Gabriel, tant que je suis là pour te le rappeler. Et je te promets d'être là, à jamais. Même si je n'ai pas le droit d'être ici.
Il me sourit, ce sourire rêveur et un peu perdu dans les tourments que lui joue invisiblement son cerveau, ses médicaments. J'aimerai tellement lui venir en aide, mais quoi que je fasse, je reste misérablement impuissant et l'être à ce point butte tout ce qu'il peut rester de bon en moi !
-Ma Agathe aime le temps elle aussi. Il faut prendre le temps au temps dit-elle souvent.
La rage titille mon corps par ce simple prénom que je me ronge à faire taire dans mon esprit, elle est une braise ardente que je m'évertu en vain à éteindre, j'essaie de garder mon calme, mais rien ne semble se garder indéfiniment dans ce corps où tout se barre loin dans un ailleurs, malheureusement pas assez éloigné de mes proches.
-Agathe était une sale garce. Quand elle te disait ça, c'était pour te foutre des coups de pied en plus dans les couilles et savourer ce moment ignoble.
-Au fond, qui n'est pas "garce" ? Qui ne savoure pas un coup bien placé ? On est tous méchant un jour, surtout avec les gens qu'on aime le plus.
Je secoue la tête, il ne comprends pas, ne comprends plus rien et je regrette ce qu'il est devenu par trop de naïveté. Parfois il sait quand il raconte de la merde, mais apparemment pas aujourd'hui.
-Pas de cette manière. Et arrête de parler d'elle ! Chaque fois que je viens, tu parles toujours d'elle, change de registe parfois, ça devient limite saoulant.
-Je la vois ! Je l'entends ! Je la touche !
-Non. Et tu le sais au fond... Enfin parfois.
-C'est toi qui ne sait pas. Tu ne sais pas et elle...
-Je la déteste, tranché-je avant qu'il ne dégobille plus de conneries.
Ses yeux sondent quelque chose à l'arrière de mes propres yeux, ils perforent mes rétines je crois et mes pupilles fondent à force de vouloir éloigner ce regard qui me rend si... Emotif.
-Étrange pour quelqu'un qui se déteste.
-Ta gueule.
Nous nous sommes tous les deux tus dans un silence rempli par le murmure des gens autour de nous. Quand j'ai osé à nouveau le regarder sans craindre d'éclater dans le tonnerre de mes colères, mon frère avait le regard vague et absent, encore.
-Tu avais une famille unie, mais tout à été foutu en l'air. La vie te souriait, mais tu as abandonné tes projets. Tu étais le meilleur d'entre tous, mais tu as cessé de lutter pour le rester. Tu nous aimais, putain ! Mais tu t'es drogué. Tu nous aimais... Putain...
-Je l'aime, elle encore plus.
Les larmes montent au bord de mes yeux sans que je m'y attende et elles troublent imperspectiblement ma vision. Le monde est flou, flasque, vague et brûlant de cette douleur qui compacte mon crâne sur lui-même dans ces élans que mon frère rapporte avec lui.
-Non mais tu t'entends parler parfois, mec ? Tu l'aimes ? Mais tu n'as jamais été qu'un amuse gueule, un p'tit encas de merde bon à mâcher par son trou du cul et à jeter dans les WC pour elle !
-Tu ne sais pas ce que c'est. Tu ne sais pas l'amour et ses possessions, l'amour et ses conditions, l'amour et ses passions, l'amour, l'amour, l'amour. Tu n'as jamais été amoureux, amoureux vraiment, amoureux à en être transformé.
-Si, ça m'est arrivé et je t'assure que ce que tu ressentais pour elle n'était rien de tout ça.
Il secoue la tête d'un air désolant comme si j'étais un petit enfant bercé d'innocence, à qui il fallait réexpliquer le monde.
-Si tu l'avais déjà été, tu saurais. Or, tu ne sais pas, tu ne sais toujours pas, ne sauras jamais, m'a-t-il dit.
-Ce que je sais c'est que TU T'ES SHOOTÉ À LA COCAÏNE ET QUE TU AS FAIT UNE OVERDOSE, QUE TU..., je m'arrête et tends mes deux mains vers lui, la rage consumant mon coeur de son humanité restante. En voilà les belles conséquences, la sorte de carcasse que tu es !
Il se lève soudain dans ma plus confuse surprise et hurle, mais pas à moi, ni à personne de réel d'ailleurs :
-TAIS TOI, TAIS TOI, TAIS TOI ! Chuuuut ! TU NE DOIS PAS, PAS LE DOIT. RIEN FAIS ! Non ! Non ! Non ! AGATHE, AGATHE JE T'EN PRIE, SUPPLIE, IMPLORE, PLEURE ET ADJURE ! Ma Agathe, il ne comprends pas, toi seule compte, toi seule comprends, toi seule, seule, seule. Chuuuut les mots ! Chuuut le monde des maux ! Chut tout ce qui coule à flot !
Je me lève alors que les infirmiers le tiennent déjà, qu'un d'eux me pousse à partir loin de mon frère en chuchotant des mots que mon esprit ne veux plus comprendre.
-Le coeur est une rose, n'a-t-il cessé de répéter alors, l'oeil reflétant le trouble d'une folie que je supplie tous les jours de voir disparaître. C'est beau, ça sent bon, c'est envoûtant. Mais ça pique, pique, pique, pique et le sang coule, coule, coule, quand on s'approche trop et qu'on tente de la cueillir, qu'on la cueille et qu'elle en meure.
Ces mots, je sais qu'ils ne me sont pas adressés mais ils me font mal, parce qu'ils ont la voix de mon frère, alors que ce ne sont plus ses pensées, ce n'est plus pleinement mon frère et ce, depuis treize mois déjà.
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L'être de l'Aube
Novela JuvenilIl s'est tellement voilé la face qu'il ne sais plus ce qu'il est. Il a cherché, encore et encore ce que les autres lui cachaient, mais tellement, qu'il en a oublié de se trouver. Il n'est plus rien qu'une enveloppe vide qui résonne, seule, per...