Appel sans réponse

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M Y L A

Une étrange tristesse alourdit maintenant mes pensées. Une sorte de déception.

Il n'était pas là.

Au fond, peut-être m'en doutais-je ? Il n'empêche... Je suis déçue de ne pas l'avoir revu. J'aurais voulu juste une fois de plus le voir. Lui demander sans user de mot pourquoi il s'est enfui...

Et veux-tu que je te dise ? Ce qui abrite le coeur d'Adam m'a touchée. M'a donné envie de le connaître. Et ce besoin me fait l'impression d'être une enfant étourdie. Beaucoup trop naïve pour vivre dans un pareil monde de torture.

La nuit tombe dans une chute vertigineuse du soleil. Je resserre les pans de ma veste.

Je marche doucement loin du pont. Presque à reculons. Dans l'espoir encore un peu fou qu'il arrive.

Mais il n'arrive pas.

Un air froid est tombé autour du pont. Il devient ma solitude. Mes chaussures couinent contre le sol encore humide. Ils deviennent une douce symphonie.

Frank m'attend à l'ombre d'un petit arbre. Silencieux. Comme chaque fois que je le quitte.

Plus je m'approche, plus ses traits s'amenuisent dans le crépuscule. Son teint rouge s'accentue vivement.

Je me souviens comme tu aimais Frank. C'est un ami pour moi, mais pour toi c'était tellement plus...

Il était ton soleil de minuit. Il illuminait tes nuits et t'empêchait de te sentir continuellement enchainée au monde que tu détestais tellement.

Je l'ai vite compris cela.

J'aurais voulu comprendre certaines choses sur toi à pareille vitesse... Mais mon esprit est si lent ! Il n'a pas compris à temps. Et tu t'es enfuie dans la nuit en nous laissant. Moi. Frank. Apolline. Papa. Maman. Et tant d'autres.

Tu as tout laissé en plan derrière toi en te disant... Quoi exactement ? A quoi pensais-tu ?

Je baisse la tête et arrange les écouteurs qui coincent mes oreilles par leur musique si calme et apaisante.

Mes yeux croisent le sol terreux qui s'assombrit avec le soleil en formant des ombres presque dangereuses autour de moi.

Des ombres qui saignent un peu plus chaque seconde, jusqu'à devenir noires. Elles grandissent et s'épanouissent autour de moi. Elles semblent avoir faim et dévorent la lumière qui décroit. En fait, elles me dévorent moi.

Je sens soudain dans ma poche arrière de pantalon plusieurs vibrations.

Quelqu'un m'appelle. Ce qui, je ne peux pas te le cacher, est vraiment idiot, puisque je ne dirais sûrement jamais «Allô» à un téléphone.

Mais je le retire quand même de ma poche pour regarder le numéro. Et mon regard s'assombrit quand je le reconnais, quand j'y lis le nom qui flotte sur l'écran dans un brouillard de vibrations.

Soudain, je ne suis plus surprise par cet appel. C'est un poing vengeur en pleine face.

Je laisse mon téléphone vibrer entre mes deux mains sans répondre, juste en le fixant d'un air las. Je ne sais pas si l'objectif de cet appel est vraiment mescain. A-t-elle vraiment voulu me blesser ou cherche-t-elle seulement un moyen de faire réagir ces yeux aussi morts que ma parole ?

Peut importe. Cela fait mal. C'est un pincement au coeur pour ce que j'ai perdu. C'est un rappel de notre perte commune que j'aurais, une fois de plus préféré oublier.

Quand, enfin la sonnerie s'éteint et qu'on m'annonce, comme je m'y attendais, un message, je pars sur ma messagerie vocale et écoute, comme je sais si bien le faire.

«-Myla ? Où t'es ? Je ne peux pas te couvrir tous les jours, tu le sais, hein ? Il va falloir que tu rentres ! Tu sais comment est papa, il va encore s'inquiéter. Alors s'il te plaît, s'il te plaît, rentre et réponds au moins quand quelqu'un t'appelle même si c'est pour rien dire, merde !»

Le remord me prend et s'accroche à ma raison. Il me harcèle, encore et encore de coups. Je n'en peux plus d'être de ces égoïstes qui ne pensent pas à leur famille en détresse. Qui, par pure lâcheté ne rentrent pas chez eux.

Que je ne te mente pas plus longtemps, si je suis ici, c'est pour ne pas être là-bas. Parceque dans nos songes, tout est mieux ailleurs. Tout est mieux que la réalité. Je suis mieux dehors, loin de ce qui me ramène éternellement à un réveil éventuel, à avant. Avant...

L'appel de ma famille éveille en moi ces remords qui blessent toujours mon coeur de grande égoïste.

Comme la marée, après être descendue, je reviens chez moi. Je m'accroche à Franck et ensemble nous retournons d'où nous venons. Le lieu même où les banalités d'une vie nous reprennent d'assaut.

La nuit file autour de moi comme le vent.

Quand je suis partie, le crépuscule me narguait. Maintenant que je suis en chemin pour rentrer, la nuit m'accompagne en douceur, pleines d'étoiles et de rêveurs sans nombre.

Une dernière pensée du pont vient me chatouiller avant que celui de ma famille n'avale toute ma conscience.

Et soudain, dans le triste paradoxe du souvenir, ton image me revient de plein fouet et claque contre mon cœur déjà déchiré.

"L'archet dans ma main gauche. Ma respiration se calmait déjà.

Contre mon menton, le poids du bois pesait dans une habitude réconfortante.

Les cordes ont alors frotté d'autres cordes. Et la musique s'est éveillée entre mes doigts.

La pièce est vite devenue exiguë pour toutes ces émotions qui explosaient et pétillaient de bonheur.

Tout était beau. Le son. Les notes. Mes doigts baladeurs. Il n'y a plus eu que ce violon dans mon existence.

Do. Ré.

Mi. Fa.

Sol. La.

Si.

Mi. La. Myla... J'ai souri.

Et soudain ta voix s'est mise en marche. Elle a fait exploser la musique. Tu t'es calée sans aucune difficulté sur moi. Je me suis calé sur toi, aussi. L'habitude est revenue plus puissante dans notre échange de notes complexes.

Et la musique a jailli de nous... De l'art qu'ensemble nous avons unis.

Et comme c'était beau ! Comme tout était si parfait !

Peut-être trop...

Ou peut-être que, bercée par cette foule si dense d'émotions jouées, j'étais devenue aveugle à ta plainte chanté avec tant de force ?

Nous avons échangé un sourire de complicité, une fois notre mélodie terminée.

Tu m'as soudain dévoilée alors que nos yeux brillaient encore :

-Merci de faire tout ça, ma Myla. Je sais que tu n'aimes pas vraiment les chansons avec des paroles. Pour toi elles sonnent toujours faux avec les instruments. Mais aujourd'hui... Aujourd'hui rien n'a jamais sonné aussi juste !"

L'être de l'AubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant