Chapitre 74

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   En bas des escaliers menant à mon appartement, j'incline la tête pour me focaliser sur les marches en colimaçon se superposant jusqu'au cinquième étage, où se trouve mon studio. Cela fait des mois que je n'ai pas remis les pieds ici. Et je crois que je suis enfin capable de monter jusque là-haut. Accompagnée de Kyle, je voudrais récupérer des affaires que mes parents n'avaient pas rapportées lorsqu'ils sont venus après l'accident. Et revoir mon petit chez moi me fera du bien, je crois.

Voici maintenant près de deux semaines que j'habite chez les colocs endiablés. Les débuts n'ont pas été évidents. Montrer mes faiblesses à mes amis me rendait plus vulnérable que jamais. Mais ils m'ont très rapidement fait oublier cela. Cara, avec son humour caustique m'a aidée à dédramatiser la situation. Martin, sa bonne humeur et son regard sans jugement m'ont fait prendre conscience encore davantage que ce sentiment était juste dans ma tête. Quant à mon nouveau colocataire américain, évidemment, je n'ai même pas besoin de dire à quel point son amour et son attention me sont précieuses dans cette bataille que je mène contre moi-même. Ou plutôt pour moi-même.

Et puis, comme me l'avait souligné Kyle, j'ai pu remarquer qu'eux aussi avaient leurs parts d'ombre. Lui-même en premier lieu.

Ce n'est pas parce qu'il m'a révélé son histoire et que mon accident a marqué une rupture dans notre situation que ses problèmes sont réglés. D'après ce qu'il arrive à me confier, l'état de son frère ne s'améliore pas. On ne trouve toujours aucun traitement adapté pour qu'Adam reprenne le contrôle de son esprit. Il multiplie les crises paranoïaques, et Kyle se sent totalement impuissant face à cette situation critique, ainsi que devant le désarroi de sa mère et l'aigreur de son père. Quant à la fille qui lui fait du chantage, Amber, elle est toujours là, présente sur la toile de fond. Il m'en parle peu, certainement pour ne pas me peiner, mais je sais qu'elle ne se gêne pas pour envoyer de temps en temps une piqûre de rappel à celui qu'elle voudrait être sien. Je me demande ce qu'elle mijote et j'avoue que ça me fait peur.

Alors il arrive parfois à mon impulsif de perdre pied, reprenant ses vieux automatismes, en me répondant sur la défensive comme à chaque fois qu'il se sent démuni. Mais à la différence de son comportement antérieur, il s'en rend compte immédiatement et désamorce ses petites bombes en revenant rapidement sur ses paroles. Et surtout, cela se produit de moins en moins.

A chaque fois que c'est le cas je sens la culpabilité l'envelopper, à tel point qu'il en devient encore plus prévenant, attentif à mes moindres désirs, mes moindres complaintes. Je pourrais presque en profiter...

Durant les premières journées à Nation, je n'ai pratiquement pas bougé de l'appartement, étant toujours limitée par le siège roulant. Même si je me sens beaucoup mieux auprès des colocataires, devant le reste du monde c'est une autre histoire. A chaque sortie, je voyais tous ces regards se braquer sur moi. Plus que mal à l'aise, cela me mettait en colère. Merde ! Un peu de tact, ça ne fait de mal à personne !

J'ai tout de même essayé de prendre l'air quelquefois, mais rien n'est simple lorsqu'on est en fauteuil. Entre les trottoirs trop étroits, les voitures mal garées, les crottes de chiens à éviter, et les magasins et transports sans ascenseur, j'ai vraiment l'impression que cette ville cherche à décourager les handicapés de s'y balader. Avant l'accident, évidemment, je n'avais absolument pas conscience de tout cela, et peut-être même que je faisais partie de ceux qui balancent des oeillades inconvenantes. 

Quelques jours plus tard, j'ai enfin pu me passer de ce carcan à roues après plus de six semaines scotché à celui-ci, remplacé par des béquilles. Voir le monde de ma hauteur, ne plus me prendre les murs à chaque changement de direction, ne plus avoir à demander à Kyle de m'aider pour aller d'une pièce à l'autre, d'un lieu à l'autre, quel luxe !

Dans tes RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant