Rosa soupira. Ses pensées la fatiguaient. Elles s'insinuaient pernicieusement dans sa tête au moment où elle imaginait pouvoir profiter enfin de quelques heures de répit. En vain. Ses sentiments naissants envers Aras, ses souvenirs, sa maladie... Tout ça lui donnait mal à la tête et la submergeait jusqu'à l'empêcher de respirer.
Depuis qu'elle avait revu Ely, le passé revenait la hanter. Sur un coup de tête, elle alla fouiller dans ses affaires, prenant garde à ne pas éveiller Aras qui n'avait jamais un sommeil très lourd. Son cœur palpitait quand ses doigts se refermèrent sur le bout de papier. Avec la photo se trouvaient aussi ses chaussons, sa dernière paire en date. Elle effleura doucement le tissu soyeux, pleine de nostalgie. La couleur était toujours aussi intense. Les chaussons n'étaient pas encore très abîmés quand elle avait dû arrêter la danse. Quel gâchis, elle se souvenait qu'ils lui avaient coûté les yeux de la tête. Sa vie entière n'avait été que gâchis.
Sur la pointe des pieds, elle se glissa à l'extérieur et marcha jusqu'à la plage. Elle ne prêta que peu d'attention à leurs empreintes de pieds laissées dans l'après-midi. Rosa éprouvait un certain plaisir à marcher sur le sable froid, très légèrement humidifié par la rosée de la nuit.
Au bout d'une cinquantaine de mètres, elle se laissa tomber au sol, bras et jambes écartées. Au-dessus de sa tête brillaient les étoiles à perte de vue. Tant d'infini la dépassait quand elle pensait à la quantité de choses qu'elle ne pourrait plus jamais faire machinalement comme la plupart des gens. Aujourd'hui plus que jamais, elle voudrait n'avoir jamais vécu les évènements traumatisants qui l'avaient poussée à s'enfoncer dans sa maladie et à s'infliger tout ce mal. L'incertitude sur son avenir et ses propres capacités à assurer son bonheur la broyaient.
Une larme de lassitude coula sur sa joue et alla s'écraser sur le sable. Quand elle se redressa, ce fut pour regarder la photo. On l'y voyait très jeune avec une autre petite fille. Elles souriaient, arborant fièrement leur tutu rose et un paquet de bonbons à la main. Rosa s'en souvenait très bien. La photo avait été prise après leur premier spectacle de danse, quand leurs mouvements étaient encore gauches et peu gracieux. Elle avait ce soir-là fait tomber un décors de la scène qui s'était écrasé sur la tête d'un monsieur chauve, provoquant l'hilarité générale. A cet âge-là, tout semble mignon aux yeux des adultes. Pour tous les adultes, sauf ses parents. Couverts de honte, ils avaient quitté la salle avant le tombé de rideau et n'étaient plus jamais venus à aucun de ses spectacles. Heureusement, Ely était là pour la faire rire et encore aujourd'hui, Rosa en gardait un souvenir heureux et ému.
Chancelante, la jeune femme se mit debout et épousseta ses vêtements. Le médecin avait bien dit qu'elle pouvait reprendre le sport. Elle n'attendait que ça depuis des années. Alors pourquoi pas tenter...? Elle commença par quelques mouvements simples. Les positions lui revenaient en tête plus facilement qu'elle ne l'aurait cru. La mémoire musculaire, toujours spontanée et encore présente des années plus tard... D'abord timide, elle tenta un saut en voyant que ses muscles tenaient le coup. Mais quelque chose n'allait pas. L'émotion n'y était pas. La musique n'apparaissait pas dans sa tête comme cela se passait d'habitude. Aucune mélodie ne couvrait le vacarme de ses pensées. Elle avait perdu sa souplesse d'antan et par la même occasion la sensation de légèreté qu'elle affectionnait tant. Maintenant, la danse invoquait en elle très peu de nostalgie et beaucoup de douleur. Et c'est tout !? Où était partie la passion ?
Elle s'interrompit brusquement. Mâchoire contractée, elle luttait pour contenir la fureur et le désespoir qui montait irrévocablement. Des larmes de rage coulaient déjà sur ses joues. Puis elle leva les yeux au ciel et hurla de toutes ses forces.
Aras, ne dormant jamais complètement sur ses deux oreilles, s'éveilla brusquement et sortit à la hâte sur la plage. La jeune femme était loin mais il avait malgré tout entendu le cri étouffé. Inquiet, il courut vers la silhouette lointaine qu'il distinguait avec peine dans l'ombre. Elle hurlait à s'en casser la voix, comme pour évacuer des émotions dont il ignorait la nature ou l'origine. Tandis qu'il s'approchait, sa voix finit par faiblir jusqu'à cesser. Elle saisit quelque chose à ses pieds et les lança de toutes ses forces dans la mer. Ce n'est entendant le plouf de cet objet qu'il assembla les pièces du puzzle. Cela avait été bref, mais il avait remarqué de longs rubans flotter dans les airs.
Il ne pouvait laisser les chaussons de danse de Rosa filer et se perdre ainsi dans l'océan. Il ignorait ce qu'ils signifiaient exactement aux yeux de la jeune femme mais il savait que c'était important. Ne regretterait-elle pas de les avoir lancé ainsi, sous le coup de l'émotion !? Aras se précipita à l'eau dans des gerbes d'éclaboussures, craignant qu'ils n'aient déjà coulé ou fussent déjà partis à la dérive.
- Non ! cria Rosa sèchement dans son dos.
Aras stoppa net, et se retourna pour la regarder, interloqué. L'eau redevint calme. Elle le fixait dans les yeux. Etrangement, la lueur de la lune faisant comme un contre-jour sur elle lui conférait une aura troublante. Elle reprit d'une voix plus posée avec une pointe de lassitude :
- Je ne veux pas que tu y ailles... C'est terminé, annonça-t-elle déterminée.

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Effervescence
RomanceCe qu'elle cherchait, c'était blesser. Mais qui se cache réellement sous cette apparence superficielle et méprisable ? Qui se cache sous cette barrière infranchissable ? A la sortie de l'hôpital psychiatrique où Rosa est internée pour anorexie, la...