Il vit le corps frêle de la jeune Rosa se recroqueviller imperceptiblement sur sa chaise, comme si elle voulait se détacher de la réalité et le fuir. Fuir ces épreuves qu'il lui imposait.
-Je vous ai faite venir pour vous parler de l'organisation d'une réception dans deux semaines dont je souhaiterais que vous vous chargiez.
A cette annonce, elle releva la tête avec des yeux ronds, l'air de ne pas y croire.
-Moi ? Mais je ne sais pas si j'en suis capable...
-Vous avez parfaitement géré le classement des archives donc je suis sûr que vous ferez un très bon travail pour cette tâche également. Cette soirée à pour objectif l'inauguration d'un nouveau produit, j'y ferai à l'occasion un discours. Vous avez le choix du lieu de la réception, des mets servis au dîner, des personnes qui vous aideront... Carte blanche.
Rosa fronça les sourcils, tandis que les idées s'emmêlaient dans son esprit.
-Vous avez l'intention de me tester ?
L'homme émit un petit rire et s'asseyant à l'autre bout du bureau.
-Oui et non. Je pense ne pas faire erreur en vous confiant la gestion de cette soirée. Mais je tiens à préciser que les invités, dont je vais vous transmettre la liste sous peu, sont particulièrement importants. Surprenez-les. Et surprenez-moi par la même occasion.
Oui. Rosa pensait pouvoir parvenir à organiser cette réception en temps et en heure. Le classement des archives était presque achevé, ce qui lui laisserait plus de temps à consacrer à ce nouveau projet. Déjà, des idées de lieux possibles ainsi que de divertissements fusaient dans son esprit. Plus que le souci de ne pas décevoir son patron qui plaçait sa confiance en elle, elle avait la sensation que ce travail allait être particulièrement intéressant. Elle allait prendre congé quand l'homme l'interpella.
-Je sais que vous ne faites pas confiance à grand-monde mais je vous demande de déléguer des tâches. Apprenez à savoir quand vous ménager, mademoiselle Hatier.
Sans trop comprendre où il voulait en venir, elle hocha la tête malgré tout, pressée de quitter ce bureau.
~~~
Les jours passaient à vive allure et Rosa ne prenait pas une minute à elle. Elle s'investissait du mieux qu'elle pouvait, sachant qu'elle ne pouvait échouer. Son travail occupait la place centrale dans sa petite vie misérable et solitaire. Difficile d'avoir d'autres centres d'intérêt quand on avait ni amis, ni copain, ni parents à qui rendre visite. Travailler lui permettait d'oublier. Oublier son passé. Oublier ses peines et ses traumatismes. Oublier sa maladie contre laquelle elle se battait toujours avec acharnement.
Elle tentait péniblement de s'offrir un nouvel équilibre à travers une multitude de nouvelles habitudes. Le matin comme le soir, elle s'arrêtait au café de "l'Elysée" où travaillait Anys pour peaufiner l'organisation de la réception. Son premier salaire lui avait enfin été versé. Eh oui, déjà un mois qu'elle avait quitté le centre psychiatrique. En revanche, l'argent avait servi en grande partie à payer le loyer. Anne, la propriétaire, lui avait dit qu'elle pouvait payer un peu plus tard, que rien ne pressait. Mais Rosa s'était refusée à cela. Trop facile.
Ce matin, Rosa examinait la liste des invités. Une pomme ainsi qu'un croissant chaud à moitié entamé reposaient à côté sur la table du café. Même s'il était rare qu'elle parvienne à manger sa viennoiserie quotidienne en moins de deux heures, elle arrivait malgré tout à vaincre les brusques hauts-le-cœur qui l'assaillaient. Son premier rendez-vous médical de suivi n'était pas dans longtemps et hors de question de se faire réinterner. Elle avait fait trop d'efforts pour ça !
Soudain, deux noms dans la liste la pétrifièrent sur place. Catherine Hatier. Paul Hatier. Ses géniteurs. Mais que faisaient-ils sur cette foutue liste !? Certes, son père dirigeaient lui-même une grande entreprise et on pouvait dire que ses parents faisaient partis du gratin de la société. Mais de là à aller à une réception donnée par Aras Williams, un des plus grands multimillionnaires du monde ? Pitié, pas eux ! Rosa s'efforça de ralentir sa respiration avant de faire une crise de panique. Peut-être ne les croiseraient-elle pas... Après tout, il y avait plus d'une soixantaine d'invités. Fébrile, elle rassembla ses affaires à la hâte et s'élança vers son immeuble. Brusquement, la foule dans la rue devenait trop dense et elle avait l'impression d'étouffer.
Sa pochette de feuilles sous le bras, elle allait s'engouffrer dans le bâtiment quand on l'interpella. La vieille Anne s'approcha d'elle, son habituel sourire aux lèvres. Ça n'était pas vraiment le moment mais Rosa, par politesse, ne la congédia pas.
-Rosa ! Quelle joie de vous voir ! Vous avez deux minutes pour venir discuter ?
La jeune femme ouvrit la bouche mais la referma en ne sachant quoi répondre. Tout son corps réclamait de s'isoler et de laisser échapper sa rage et sa tristesse qu'avaient provoquée le souvenir de ses parents. Mais qu'était-elle capable de se faire subir si elle restait seule ? Déjà, elle plantait ses ongles inconsciemment dans son poignet gauche. Accepter l'invitation de la vieille femme serait peut-être plus sage dans l'immédiat...
Elle la suivit jusqu'à chez elle, tentant de garder son calme. Sa maison était coquette, décorée avec goût. Mais elle fronça les sourcils en voyant des cartons remplis posés à même le sol dans un coin du salon.
-Vous partez ? demanda-t-elle.
-Eh oui... C'est justement de ça dont je voulais vous parler.
Le cœur de Rosa s'accéléra lorsqu'elle prit conscience de tout ce que son départ pouvait engendrer.
-Mais pourquoi !? Faut-il que je...
-Non, non ! Calmez-vous, mon enfant. Jamais je ne vous demanderai de déménager. Et le loyer n'augmentera pas non plus. J'ai juste décidé de suivre les conseils de mes enfants. Je vais aller m'installer à la campagne. Mon fils Colin Jaydon sera désormais propriétaire de l'immeuble, vous le rencontrerez dans une petite semaine.
-Oh... Vous devez être contente de partir vers de nouveaux horizons, souffla Rosa qui cherchait à remettre ses idées en place après l'annonce bouleversante d'Anna.
-Moins que je ne le devrais, soupira Anna. J'ai passé ma vie dans ce quartier. Quitter cette ville, c'est quitter tous les souvenirs qui y sont rattachés.
-Je comprends...
-Mais vous devez avoir du travail, ma petite, dit-elle après jeté un coup d'œil à l'horloge. Désolée de vous avoir retenue. Venez, je vais vous raccompagner.
Sur le pas de la porte, les deux femmes ne savaient plus quoi dire. L'une comme l'autre savaient qu'il y avait peu de chances qu'elles se recroisent d'ici son départ. Elles s'observaient simplement, comme cherchant à graver mutuellement leur visage au plus profond de leur mémoire. Rosa sentait ses yeux la piquer. En à peine un mois, elle s'était terriblement attachée à la vieille femme. Ses salutations quotidiennes, sa bonté naturelle, son sourire bienveillant... Tout cela allait lui manquer. Elle était la seule à avoir percé sa carapace. Quand Anna l'étreint contre elle, Rosa sentit une larme couler sur sa joue.
-Vous allez me manquer. Accrochez-vous, Rosa... dit-elle de sa voix douce.

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Effervescence
RomanceCe qu'elle cherchait, c'était blesser. Mais qui se cache réellement sous cette apparence superficielle et méprisable ? Qui se cache sous cette barrière infranchissable ? A la sortie de l'hôpital psychiatrique où Rosa est internée pour anorexie, la...