Rosa se crispa à cette question. Elle ne voulait pas y répondre. Tout d'abord parce qu'elle retirait une certaine honte de ces cinq années passées dans un centre psychiatrique. Ensuite parce que la simple idée que cet homme froid et menaçant sache d'elle quelque chose d'aussi intime la répugnait. Inenvisageable.
Mais sa réaction n'avait certainement pas échappée à l'homme. Après tout, s'il en était là aujourd'hui, c'était en partie grâce à son grand sens de l'observation. Brièvement, il avait aperçue cette expression perdue et pleine de crainte, la même que lorsque la jeune femme était entrée dans le bureau. Mais pratiquement aussitôt, son visage se referma, occultant toute émotion.
-Je suis partie à l'étranger plusieurs années, dit-elle d'une voix assurée. Au début pour des études et j'y ai ensuite travaillé.
La jeune femme le vit froncer les sourcils, comme s'il cherchait à savoir si elle disait la vérité ou non. Incapable de soutenir son regard noir, elle baissa instinctivement les yeux.
-Dans quel pays ?
-Le Canada.
-Quelles études ?
-Gestion et administration.
Elle répondait du tac-au-tac. Bon Dieu... Mais que faisait-elle !? Rosa sentait qu'elle s'enfonçait, surtout en voyant son air sceptique.
-Pourquoi n'avez-vous donc pas mis à jour votre CV ? questionna-t-il suspicieux.
-Je n'en ai pas eu le temps, je suis rentrée il y a seulement quelques jours.
Aras tapotait le bois de son bureau, ne la quittant pas des yeux. Devait-il la croire ? Sa voix était sûre, démunie de quelconques tremblements. En revanche, sa manière de baisser constamment les yeux ne le confortait pas dans l'idée qu'elle disait la vérité. Elle n'avait pas froid aux yeux pour oser le défier. Il laissa planer un silence tendu dans la salle, sachant que cela la mettrait mal-à-l'aise. Il voulait la tester.
-Vous mentez, mademoiselle Hatier, lâcha-t-il d'une voix grave et menaçante. Que cachez-vous donc sur ces cinq dernières années ?
-C'est la vérité, ne se démonta-t-elle pas.
Elle fixa ses grands yeux gris dans les siens, tentant de le convaincre grâce à un regard cette fois-ci non fuyant. La jeune femme espérait au fond d'elle-même parvenir à soutenir son regard noir qui la déstabilisait terriblement et elle retint un profond soupir de soulagement quand il riva ses yeux sur son CV.
L'homme avait compris qu'elle ne dirait rien. Il découvrirait la vérité, mais visiblement pas de sa bouche.
-Admettons. Pourquoi devrais-je vous accorder ce travail à vous et non à une autre femme qui ne m'a pas insulté dès son entrée ?
Rosa accusa le coup difficilement. Son instinct de protection avait agi sans que sa raison ne parvienne à prendre le dessus.
-J'ai besoin d'argent, répondit-elle simplement.
Cette fois-ci, Aras ne parvint pas à cacher son étonnement. N'importe quelle autre candidate aurait fait la liste de ses compétences et atouts qu'elle était seule à posséder. N'importe qui d'autre aurait fourni des phrases bateau telles que "je suis un personne extrêmement volontaire qui apprend très vite, je ne vous décevrai pas." Des phrases hypocrites. Mais Rosa s'était montrée franche. Le salaire lui était indispensable, point final.
-Des enfants à charge ? De la famille ?
-Personne. Je suis libre à plein temps.
Rosa le vit hocher la tête avant de noter quelques mots sur un carnet. Bien sûr, ses parents étaient encore en vie mais si peu présents qu'ils pourraient tout aussi bien être inexistants, cela ne changerait rien à sa situation. Et cette réponse prouvait bien qu'elle aurait tout le temps nécessaire pour ce travail. Si tant est qu'elle l'obtenait et, au vu du déroulement de l'entretien, elle pouvait sans doute déjà faire une croix dessus. Note à elle-même : ne pas oublier de demander pour un éventuel travail de femme de ménage en cas d'échec.
-Vous êtes très... frêle. Avez-vous des problèmes de santé ?
Rosa émit un hoquet de surprise avec la sensation d'être attaquée, mise à nu contre sa volonté. Son anorexie était un sujet extrêmement sensible.
-Avez-vous un problème avec les femmes fines ? répliqua-t-elle sèchement. Cela ne vous regarde pas !
Tiens, Aras retrouvait la femme dure et au comportement inadapté face à un potentiel employeur. Pourtant, il était en droit de s'inquiéter. La femme qui lui faisait face n'avait que la peau sur les os. Tout au plus, elle ne devait peser que quarante kilos pour un mètre soixante-cinq. Sa peau trop pâle était marquée au niveau des yeux par des cernes noirâtres, comme si elle n'avait pas dormi depuis des jours. Les questions touchant à son passé et sa santé semblaient particulièrement sensibles.
-Si vous travaillez dans mon entreprise, sachez que je recherche du professionnalisme, une grande capacité d'adaptation, commença-t-il. Vous ne devrez pas compter vos heures de travail. Je suis donc en droit de vous poser cette question. Etes-vous apte physiquement à travailler pour moi, mademoiselle Hatier ?
Rosa s'efforça de repousser la pointe de doute qui perçait en elle. Était-elle équilibrée physiquement et psychologiquement ? Non. Sans aucun doute que non. Mais elle n'avait pas le choix. L'argent ou la rue. Alors, elle hocha vigoureusement la tête, incapable de lever les yeux sur le visage dur du chef d'entreprise. Il se laissa tomber sur le dossier de sa chaise, les bras croisés sur son torse.
L'entrepreneur la jaugeait du regard. Elle avait dit oui. Complètement absurde. Il n'y avait aucun doute concernant le fait que cette femme cachait une multitude de choses. De cet entretien, il n'avait rien appris d'elle de concret, hormis qu'elle n'avait ni plus ni moins un caractère de cochon. Mais on pouvait néanmoins dire qu'elle était différente des autres candidates. Et intrigante. Effroyablement intrigante. Elle passa une mèche folle derrière son oreille. Sa beauté naturelle le subjuguait.
-Marc ! appela monsieur Williams.
Rosa vit avec stupeur l'homme qui l'avait accompagné jusqu'au bureau entrer. Cela voulait-il dire qu'elle était recalée ? Après tout, cela ne l'étonnait guère. Elle allait prendre son sac et se lever pour quitter la pièce, lorsqu'il continua.
-Renvoie les autres candidates. J'embauche mademoiselle Hatier.
-Bien, monsieur.
La jeune femme ouvrit la bouche, son regard passant du chef d'entreprise à la porte qui venait de se refermer sur le certain Marc.
-Je... Je vous demande pardon ? demanda-t-elle doucement, n'osant y croire.
-Il me semble que vous avez des oreilles qui ne sont pas là que pour faire joli, mademoiselle Hatier. Soyez ici demain pour huit heures. Je vous ferai signer les contrats d'embauche à ce moment-là. Aucun retard ne sera toléré, est-ce clair ?
Rosa était sous le choc. Alors qu'il allait quitter la pièce, elle l'interpella.
-Pourquoi !? Je vous ai insulté, je vous ai menti, et vous le savez très bien ! Pourquoi m'embaucher ? s'exclama-t-elle.
-Vous ne pensiez pas vos insultes.
-Je les pensais.
Il la fixa de ses yeux noirs et froids, tentant encore une fois de lire en elle.
-Parce que vous tremblez au fond de vous-même et que vous persistez malgré tout à me défier.

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Effervescence
RomanceCe qu'elle cherchait, c'était blesser. Mais qui se cache réellement sous cette apparence superficielle et méprisable ? Qui se cache sous cette barrière infranchissable ? A la sortie de l'hôpital psychiatrique où Rosa est internée pour anorexie, la...