Chapitre 17

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-Vous avez raison, vous n'êtes pas le petit chaperon rouge. Vous êtes Rosa. Rosa avec toutes ses peurs, ses angoisses, ses blessures, sa méfiance... A la différence des contes pour enfants, votre histoire est réelle. Mais je peux vous assurer avec certitude qu'elle finira de la même manière que celles des contes : "Et elle vécut heureuse jusqu'à la fin des jours..." 

-Vous partirez avant la fin de l'histoire.

-Ce serait très mal me connaître, Mademoiselle Hatier. Pourquoi donc voulez-vous absolument que je parte ? Parlez-vous d'expérience ?

-Croyez-vous que ne vois pas votre stratagème pour me faire parler de moi ? renchérit-elle sur le même ton.

Il haussa les épaules en poussant la porte du café. 

-J'aurais au moins tenté. A quelle table vous sentiriez-vous la plus à l'aise ? demanda-t-il. Je ne veux pas changer vos habitudes.

La jeune femme désigna du menton une table au fond de la salle, encadrée par des panneaux de bois. Bien sûr, il aurait dû se douter qu'elle préférerait le lieu le plus en retrait, loin du monde qui l'effrayait. Et son choix était le bon : la table n'était pas visible depuis une grande partie de la salle. 

Rosa était touchée de l'attention que lui portait l'homme. Il était toujours attentif à ses ressentis et ses émotions, tout en la poussant hors de sa zone de confort. Parfois, elle avait l'impression qu'il la taquinait juste pour savoir où étaient ses limites, qu'il expérimentait. Sans pouvoir le contrôler, pas un jour ne passait sans qu'il n'en apprenne plus d'elle et de son caractère. 

Une fois installés, elle le vit se pencher légèrement, les bras croisés et le regard décidé. Il rentrait dans son rôle. Mais quel rôle exactement ? De patron attentionné ? De coach ? La situation était définitivement étrange. Une chose de certaine : si son objectif était de lui faire retrouver la santé, il y parviendrait. Seulement, l'idée de reprendre du poids restait insupportable. Alors comment devait-elle réagir face à lui qui l'obligerait à se nourrir quoiqu'il arrive ? A cet instant, il était davantage le diable incarné qu'une divine aide tombée du ciel.

-Que prenez-vous le matin habituellement ? questionna-t-il.

S'il devait rapidement rectifier le tir parce que Rosa se laissait submerger par sa maladie, autant savoir d'où ils partaient. Car il resterait jusqu'au bout, c'était une promesse. Aras sentait qu'il abordait déjà un sujet difficile. Son regard devenait fuyant, et son corps se recroquevillait imperceptiblement. 

-Un thé et un croissant.

-Trouvez-vous cela assez ?

-A quoi vous jouez ? Vous deviez seulement surveiller mon alimentation, pas m'harceler de questions ! le fusilla-t-elle du regard.

-Rectification. Je dois vous aider à vous en sortir. Que craignez-vous en répondant à mes questions ? Je veux juste en savoir plus pour m'adapter, il n'y a pas de piège ni de coup fourré comme vous semblez le croire.

Rosa ne rétorqua rien. Car il n'y avait rien à rétorquer : ses demandes étaient légitimes et il lui avait prouvé plus d'une fois qu'elle pouvait accorder sa confiance. Elle lui répondit alors timidement.

-Même si c'est peu, ça n'est pas rien.

-Certes, approuva-t-il, satisfait d'avoir obtenu sa réponse. Et pour le midi et le soir ? 

-Le midi, je ne mange pas systématiquement. Et le soir, jamais, dit-elle d'une petite voix en s'attendant déjà à se faire disputer.

Aras fronça des sourcils devant sa réaction qu'il n'avait pas anticipée. On aurait dit une enfant qui avouait à son père une bêtise. Cela mettait en lumière le fait qu'elle culpabilisait beaucoup pour des choses qui n'en valaient pas la peine. Evidemment qu'il n'était pas malin de manger aussi peu. Mais elle ne le faisait pas volontairement, c'était sa maladie qui parlait à sa place. Elle faisait des efforts, c'était tout ce qu'on était en droit de lui demander. Jamais elle ne devrait culpabiliser pour quelque chose qui ne dépendait pas d'elle.

-Calmez-vous, je ne vous reproche rien. Vous faites de votre mieux, n'est-ce pas ?

Elle hocha la tête, soulagée de sa réaction.

-Je ne veux pas retourner au centre donc la rechute n'est pas envisageable.

L'expression de la jeune femme s'était crispée brusquement à l'évocation du centre dans lequel avait passé cinq ans. Il ne renfermait que des mauvais souvenirs. Les pires se trouvaient en Bretagne. Elle voyait encore la main cuisante de son médecin s'abattre sur sa joue. Mais ce qui l'étouffait surtout aujourd'hui était le souvenir de la souffrance sur le visage des autres patients. Souffrance qu'elle avait volontairement suscitée.

-Rassurez-moi, vous n'y étiez pas mal traitée ? demanda Aras, soudain pris d'un affreux doute.

-Non, bien sûr que non ! Le personnel était d'une patience d'ange ! Le problème, c'était plutôt... moi.

Aras, bien qu'assailli de curiosité, résista à l'envie d'approfondir la conversation en voyant ses mains trembler. Le centre l'avait terriblement fragilisée. Connaissant le caractère explosif de Rosa, rien n'avait dû être de tout repos. Il s'y était forcément passé des événements qui la torturaient encore aujourd'hui. Il s'était renseigné sur l'établissement en question. Bien que d'excellence, il accueillait des patients atteints de maladies mentales très diversifiées. Or, il voyait mal comment on pouvait aisément se reconstruire entouré de fous. 

L'homme appela une serveuse, décidé à ce que Rosa prenne des forces au plus vite. Il commanda un café pour lui, et un thé ainsi qu'un croissant pour la jeune femme. Il ne tenait pas à changer ses habitudes alimentaires du jour au lendemain, afin de ne pas la déboussoler. Surtout qu'il avait vu la veille à quel point les repas étaient une épreuve pour elle. Il gardait en mémoire la tarte tatin qu'elle avait été incapable de finir en une heure avant de s'enfuir. 

Elle grimaça lorsqu'on déposa la viennoiserie devant elle. Durant plusieurs minutes, Aras la vit faire des allers-retours entre son assiette et lui. 

-Qu'y a-t-il ? demanda-t-il intrigué par tant d'agitation.

-Je n'aime pas manger en public. A chaque fois, j'ai l'impression que tout le monde me dévisage en pensant tout bas que je suis suffisamment grosse et laide pour manger davantage.

Aras fronça les sourcils, résistant à l'idée de s'insurger contre ces absurdités. Il ne voulait risquer de lui faire peur. Mais quelle image dévastatrice avait-elle d'elle-même ! Pourquoi ne prenait-elle pas conscience qu'elle était la femme la plus divine et magnifique jamais rencontrée ? Pourquoi ne prenait-elle pas conscience de l'aura envoûtante qui l'entourait à chaque instant ? Et du fait qu'il lui était difficile de résister à l'envie de poser ses lèvres sur les siennes charnues dès qu'il la voyait ? Elle baissait la tête, l'âme en peine en suivant du doigt les fendillements du bois de la table. Doucement, il lui prit le menton pour qu'elle se plonge dans ses yeux noirs.

-Premièrement, personne ne vous dévisage avec en tête ce genre de pensée. Deuxièmement, s'il vous regardaient, ce serait pour votre beauté inégalable et ils se demanderaient quelle torture on vous a fait subir pour que vous soyez aussi frêle. Troisièmement... je ne suis pas tout le monde.



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