Chapitre 45

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L'homme sortit de la mer et alla saisir sa main. Elle tremblotait légèrement. Ça lui faisait mal de la voir ainsi.

- Qu'est-ce qui est terminé...? murmura-t-il toujours l'incompréhension.

- La danse. C'est fini pour moi. Je ne reprendrai pas cette discipline et... ce n'est pas grave.

- Tu abandonnes avant même d'avoir essayé ? demanda Aras, sourcils froncés.

Il avait espéré que Rosa ne se laisserait pas abattre aussi facilement. Il voyait bien que la danse lui plaisait. Cela avait dû être une déchirure pour elle d'arrêter. Aujourd'hui, elle avait l'accord du médecin pour reprendre sa passion. Il comprenait que ça lui fasse peur, c'était une étape importante de sa guérison. En revanche, il accepterait moins qu'elle n'essaye pas juste par peur.

La jeune femme secoua la tête, bras croisés contre sa poitrine.

- Tu ne comprends pas. Ce n'est pas que j'abandonne. C'est juste que je viens de me rendre compte que la danse ne pourra plus jamais signifier ce qu'elle a signifié pour moi autrefois, avant ma maladie. 

Elle s'arrêta quelques secondes pour chercher ses mots. Ses ressentis étaient clairs mais il était clair aussi qu'Aras ne les comprenait pas. Pas encore. La simple idée qu'il désapprouve ses décisions parce qu'il pensait qu'elle abandonnait lui était insupportable. Elle n'était plus la personne faible qui abandonnait sans essayer. D'une manière ou d'une autre, elle devrait trouver les mots pour qu'il le comprenne. 

- Parce que tout a changé depuis... reprit-elle avec difficulté, luttant pour ne pas laisser ses émotions la submerger. 

Elle se mit à faire les cents pas sur la plage, les mots lui manquant soudainement. Aras ne la regarda pas s'agiter plus longtemps, et l'arrêta dans sa course folle. 

- C'est bon, je ne vais pas m'envoler. Je t'écoute alors respire un bon coup puis explique-moi, dit-il une fois son regard capté. Reprend depuis le début peut-être ? suggéra-t-il.

Rosa hocha la tête et s'assit sur le sable, bientôt suivie d'Aras.

- J'ai commencé la danse lorsque j'étais toute petite, mes parents m'y avaient inscrite en activité périscolaire. C'est à ce cours que j'ai rencontré Ely. Elle était ma meilleure amie, on était toujours ensemble. C'était nos belles années. La période où j'aimais véritablement danser et me perdre dans la musique. J'étais une passionnée, sourit-elle les yeux brillants.

- Pourquoi cela a changé ? questionna Aras.

- On était douées et nos professeurs nous ont poussé à aller plus loin, à envisager une carrière professionnelle. En voyant que j'excellais dans les concours et les galas auxquels je participais, mes parents ont commencé à me mettre la pression pour que je travaille toujours plus. A ce moment, je cherchais encore l'admiration de mes parents et chaque marque de leur désintérêt envers moi me fragilisait davantage. Mais je pouvais compter sur Ely, elle était toujours là pour me remonter le moral ou pour me donner un coup de pied au fesse si je me laissais aller. Avec Ely, nous avons intégré l'école de danse de l'Opéra de Paris en même temps, à nos quatorze ans. Je crois que c'est là que j'ai perdu ma passion. 

Rosa se recroquevilla légèrement, les larmes se formant au creux de ses yeux. Elle se dévoilait complètement en racontant cette partie importante de sa vie.

- La pression était terrible, de la part de nos professeurs qui critiquaient beaucoup ma corpulence et ma technique, puis de mes parents qui traquaient la moindre de mes notes. Je n'avais plus goût à rien mais je continuais à travailler ma technique comme une forcenée, dépassant souvent les limites de mon corps. Je n'étais pas encore adepte de la scarification mais les raisons pour lesquelles je m'acharnais sur ma technique étaient les mêmes : un exutoire. 

En bref, elle avait fait une dépression parfaitement cachée. Aras attrapa sa main pour la serrer dans la sienne en signe de réconfort au moment où sa voix se brisait. Elle remercia silencieusement l'homme de l'écouter, et ce jusqu'au bout. Car l'histoire était longue pour comprendre ce qu'elle était aujourd'hui. Mais elle voulait qu'il la découvre. 

Bien qu'impatient d'entendre la suite de son histoire, Aras prit sur lui pour ne pas la presser de continuer. 

- Ces années ont été horribles... souffla-t-elle à bout de voix. Ely semblait mieux les supporter que moi. Plus imperméable à la pression. Moi, je me prenais de plein fouet toutes les remarques que les professeurs et mes parents pouvaient me faire. En particulier lorsqu'ils critiquaient mon... physique. Ely avait beau me répéter de ne pas y faire attention, rien ne marchait. Et puis à nos dix-sept ans, avant un important gala, je me suis blessée à la cheville.

Aras contracta violemment sa mâchoire. 

- Parce que tu avais trop poussé ton corps ?

- Exactement. Et je ne suis jamais remontée sur scène. Ma cheville est aujourd'hui entièrement guérie. Mais à l'époque, l'école voulait de la productivité. Etant incapable de danser pour une durée indéterminée, on m'a renvoyée chez mes parents. Ely est restée là-bas, et nous avons progressivement perdu contact.

Elle soupira longuement.

- Il m'arrive de penser que j'ai dépassé mes limites pour ne pas avoir à danser à ce gala et à tous les suivants.

Aras haussa les sourcils, surpris. La jeune femme répondit à son regard interrogateur.

- Peut-être qu'inconsciemment, je voulais que ce calvaire cesse. Pendant des années, j'ai travaillé d'arrache-pied pour rendre fiers mes parents, ce qui n'a jamais été le cas. Quand il a fallu me faire une raison, je n'avais qu'une envie : partir de cette école. Tu vois, je ne compte pas reprendre la danse. Pas par peur, mais parce que je n'y prendrai plus jamais de plaisir. 

- Mais tu as essayé pour le savoir ?

- Oui, j'ai dansé tout à l'heure. Il ne m'a fallu que deux minutes pour comprendre que la passion ne reviendra pas. Les sensations sont liées irrévocablement à des souvenirs dont je veux me détacher. Cette discipline me tiendra toujours à cœur, mais je crois aussi qu'arrêter de regretter ma carrière qui n'a jamais commencé ne peut que m'aider à avancer. 

L'homme prit quelques secondes pour digérer tous ces aveux. Il comprenait beaucoup mieux son étrange comportement de la veille au spectacle. Ely... Dire que Rosa aurait pu être une danseuse de sa notoriété. Il regrettait que son apprentissage l'ait autant réduite en morceaux. Et ces parents infects... Il n'avait même pas les mots pour décrire à quel point il les haïssait. 

-Et Ely ? Tu ne veux pas tenter de reprendre contact avec elle ? Hier soir n'était pas le moment le plus propice mais je pourrais t'aider...

Rosa secoua la tête.

- Non. Je le ferai peut-être un jour mais ce n'est pas le bon moment. Je tourne la page et c'est bien comme ça pour l'instant.  

- D'accord...


EffervescenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant